En sortant hier, en fin d’après-midi, d’une séance de mixage à Belleville, j’ai marché le long des boulevards qui mènent jusqu’à chez moi. J’étais content de cette séance, qui m’a rendu aimable cette Tour de Nesle que j’avais fini, après des mois de travail, par considérer comme une prison. J’étais content d’un appel que j’ai passé à une amie, peu suspecte de bienveillance, mais qui m’a dit que j’avais minci.

La vie sociale recommence. Les trottoirs sont peuplés de gens, qui vont et viennent. Le soleil me transporte dans une effusion de bonheur : le sentiment, soudain, que n’importe quelle rencontre est possible. Cela dure peu. Je me remets à tout caser dans des boîtes, dans des projets pour les journées à venir. Il faudra faire ceci, cela, pour avoir le droit d’exister. La fulgurance entrevue revient tout déborder. Ma manie organisatrice reprend le dessus, se laisse envahir, s’impose enfin. Plus sûrement que des boîtes, ce sont des scènes que je dispose mentalement, des projections de moi dans un texte. Noël en écrivain. Noël en cinéaste. Noël s’achetant une maison. Un théâtre où se joueraient, en alternance, plusieurs situations dont je règle d’avance la hiérarchie.

Une fois le programme fixé, on peut y aller. J’éprouve alors mon être, au sens le plus pur du terme. Ces structures que j’ai consolidées s’évanouissent, au profit d’une présence au monde. Ce n’est pas si pur que cela. Je m’interroge sur le rôle qu’y jouent, précisément, ces échafaudages préliminaires. Je me demande la part, là-dedans, des liens mis en place dès l’enfance. Est-ce que je ne recherche pas, en vérité, la manière dont se nouent les choses à travers le jeu et le langage ? Je songe, pour la première fois depuis longtemps, que je pourrais tomber amoureux. Le merveilleux me submerge, celui qui peut se présenter là, partout, à chaque coin de rue. Des visages vont à moi. Je n’ai pas complètement résolu le problème. Peu avant de mettre la clé dans ma serrure, j’entrevois une réponse. Ces scènes que j’interpose entre moi et le monde ne sont qu’un prétexte.

Plus tard, dans mon jardin, je suis traversé par une phrase d’Eric Rohmer, qui résume toute cette méditation confuse que je viens d’avoir. Je pars du théâtre, et j’espère en sortir. Cela pourrait être le titre d’un livre.




Toujours difficiles, ces débuts de semaine où il faut se remettre à écrire. J’ai passé une mauvaise nuit, remâchant les obsessions de la veille qui, une fois les yeux rouverts, ne m’ont pas laissé un instant de répit. Je ne saurais les définir, elles portent sur un cadre à donner à mon existence, une rationalité à laquelle il manque toujours quelque chose. Je délivre le chat, qui miaule à travers la porte car il est dix heures du matin. Après s’être précipité sur sa pitance, il ne va pas tout de suite dans le jardin comme il en a l’habitude. Il se frotte contre mes jambes, à plusieurs reprises, comme s’il attendait, lui aussi, que je lui donne permission de s’élancer. Il se tient en arrêt devant la chatière, guettant une menace imaginaire. Et puis, d’un seul coup, il s’engouffre dans l’espace du dehors.

Je m’y hasarde, à mon tour, pour jeter une bouteille qui me reste du dîner d’hier soir. J’inspecte au passage le lierre, qui ne se presse pas de grimper, le mûrier qui commence à donner des fleurs. Je m’arrache à cette vision que j’aimerais heureuse. Je me débarrasse de serviettes usagées, je remets un verre à sa place dans le placard. Encore une image à laquelle je m’attache, quelques secondes, et que j’efface. Je sais qu’autour de dix heures cinquante, il faudra que je me mette à écrire, sous peine de mort. L’expression n’est pas excessive. C’est vraiment un abîme où je pourrais sombrer, si je ne me pliais pas, en chaque début de journée, à ce rite invraisemblable.

Mon esprit est gris, ma tête embrumée par l’alcool et l’insomnie. Je recule le moment de m’installer devant mon ordinateur, en allant chercher le câble pour recharger mon téléphone. J’envoie un message Facebook à quelqu’un avec qui je dîne, ce soir. Je me suis fabriqué un petit scénario, à la sauvette, pour justifier les deux ou trois heures que je vais consacrer à l’écriture. Je sens que cela ne suffira pas, que de nouveaux obstacles vont se manifester. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je pourrais raconter.

A travers la vitre, j’aperçois une amie qui passe, masquée, et semble ralentir le pas. Je baisse la tête vers mon ordinateur, affectant d’être concentré sur mon travail. Elle s’est arrêtée, cherchant à me voir. Cela dérange tous mes plans – et j’en suis d’autant plus énervé que l’amie en question, depuis un an qu’il a paru, ne m’a pas dit un mot de mon dernier livre. Il devient impossible d’ignorer sa présence. Je relève mollement les yeux, en les fixant vers le lointain. Elle me fait de grands signes. Je fais de même, comme si je la découvrais à l’instant. Je vais chercher les clés à l’autre bout de l’appartement. De retour, j’ai le faux espoir qu’elle soit partie dans l’intervalle.

Elle revient s’encadrer dans l’entrée de ma boutique, à une distance respectueuse. Elle passait par là, rendant visite à sa mère. J’essaie de reporter notre échange à une prochaine dînette, selon l’expression consacrée. Elle me dit que ce n’est pas pour tout de suite, qu’elle et son compagnon ont trop peur de contaminer leur entourage. Du coup, je reste à discuter ; rongé, intérieurement, par la culpabilité de ne pas écrire. Je lui propose de lui téléphoner dans la semaine. Il faut quand même tenir quelques propos de circonstance. Elle me dit comment s’organise leur vie depuis deux mois. Je lui parle (en détournant les yeux) du temps que j’ai eu pour écrire. On s’accorde pour vitupérer ce confinement qui pallie l’inefficacité du gouvernement. Il faudrait financer des tests à grande échelle. Elle admire mon chat, celui de Charles surgit et fait mine de s’aventurer dans la rue. Je le rattrape, affolé, de mon bras droit qui me fait mal. On se dit au revoir.

A peine a-t-elle disparu de mon champ de vision, je retourne à l’ordinateur. Il faut que je m’y mette tout de suite, sans perdre l’occasion qui vient de se présenter. J’ai trouvé, dans cette scène évanescente, mon sujet.




Je vais et viens d’un extrême de l’appartement à l’autre, en cherchant un coin où écrire. Dans le jardin, la voisine pérore, du haut de son cinquième étage, et je l’entends comme si elle était à mes côtés. Je reste là, me repaissant de ce scandale, prêt à pousser une gueulante. Je me réfugie dans le salon. Trois ou quatre hommes, masqués, sont en train de se saluer. Comme par un fait exprès, ils se sont massés sur mon trottoir. Pressentant que cela va durer un moment, redoutant cette voiture d’où sortait tout à l’heure une musique (et où l’un des mecs vient de s’engouffrer), je vais chercher des boules Quies. Elles sont tout aplaties, écrasées par la nuit d’insomnie que j’ai passée, et où j’ai dû me retourner une vingtaine de fois contre l’oreiller. Ils s’éclipsent, sans bruit. J’en suis presque déçu. Derrière ce combat que j’allais livrer il y en a un autre, plus redoutable.

J’y suis mon seul ennemi. Je lutte, tel Don Quichotte, contre des pensées qui m’arrêtent, contre des possibles qui me hantent. Cela surgit de tout côté, au moindre prétexte. Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! D’où vient, déjà, ce cri d’un enfant à un combattant illustre ? Ce nom de père suffit à me donner un frisson. J’avance entre deux précipices, et j’ai le sentiment que les phrases sont le dernier lien auquel je puis encore m’accrocher. Elles se balancent au-dessus d’un vide terrible, qu’il ne faut pas regarder.




Un homme siffle dans la rue. Je me suis installé devant mon ordinateur, un peu plus tard que d’habitude car la nuit a été difficile. Jusqu’à près d’une heure du matin, j’ai remâché mes obsessions, qui n’ont rien à voir avec l’actualité : ce sont celles-là mêmes qui me tourmentaient à seize ans, et qui tiennent à la structure de ma vie, de mon travail, de mon temps. Je me retourne vingt fois sur l’oreiller, faute de saisir un récit intérieur au cœur duquel je me sentirais en paix. J’essaie des subterfuges : l’heure qu’il est, et dont j’espère un coup d’arrêt rituel à mes pensées (comme on éteindrait la lumière). Le “passer outre”, qui me permettrait de conclure. La projection vers le lendemain, ou le retour à l’idée antérieure – mais tout cela est suspendu, ou ralenti. A la lettre, je vois ma pensée se décomposer, se disperser en d’innombrables questions qui ne trouvent pas de réponse.

Je reprends un antihistaminique, qui me tient lieu de somnifère. Mon esprit s’accroche, à nouveau, à un carcan vide, à une sorte de permis de dormir qui me serait délivré par une instance imaginaire. Un fantôme veille, à mes côtés, et veut qu’on lui paie son tribut. Ainsi mon père, lors de nos scènes quotidiennes, arrachait le fil de la télévision, ou déchirait mes partitions de musique, tant que je n’avais pas obéi à ses chantages. Ce souvenir ne me sert de rien. Je peux, dans le meilleur des cas, le redéployer, comme je l’ai fait dans La Tour de Nesle, en endossant le rôle du maître chanteur qui sème la terreur. Mais je reste, dans la nuit, l’enfant prêt à tout pour apaiser l’ogre.

Je pourrais, comme bien d’autres, me victimiser. Parler de l’emprise que cet homme a eue sur moi, revendiquer le droit de me reconstruire. Je n’entends là que des mots creux. Cela se passe ailleurs, ici. Alors que je finis d’écrire ce qui précède, la vieille dame au chien vient regarder, comme elle le fait dix fois par jour, si le chat n’est pas là. J’entends une voix qui se rapproche sur le trottoir, c’est un type qui gueule. “C’est scandaleux. Quand on voit où va la France. Tous ces locaux inoccupés, toute cette place perdue.” La vieille dame reste muette, l’homme surgit devant ma vitre, une casquette sur la tête. “Vous voyez bien que ce n’est pas occupé”, crie-t-il en désignant ma boutique, s’improvisant procureur. Je me lève pour lui clouer le bec, il disparaît sans demander son reste.




Hier, en sortant d’une séance de kiné pour mon bras toujours souffrant, j’ai une demi-heure à perdre avant un dîner chez Nina C… La perspective de ces mondanités me met mal à l’aise, j’ai passé une journée pénible. La lecture, le matin, a été prise dans un réseau d’obsessions contre quoi j’ai lutté, l’après-midi, en expédiant coups de téléphone et corvées. Le vide me saisit de nouveau, en marchant depuis la rue Quincampoix jusqu’au boulevard Magenta. J’avais projeté de boire un peu de champagne dans un café, pour me donner du courage et faire bonne figure. J’avais oublié que les cafés étaient fermés. Je pourrais m’acheter une bouteille dans une épicerie, faire péter le bouchon discrètement et me poser dans un coin pour y boire. Je recule devant cette déchéance.

Pas moyen, non plus, de m’asseoir dans un square. Ils sont tous clos également. Autour de celui qui avoisine la Gaîté-Lyrique, des gens se tiennent par terre, agglutinés. Rien ne vient borner mon horizon. Un type marche derrière moi, et je ralentis le pas de peur d’un pickpocket. Un autre, devant moi, freine ma marche, et je laisse flotter mon regard dans une rue latérale en jouant au flâneur. Ce sont des pièges qui se ferment, à chaque pas, sur ma personne, et dont je m’échappe comme un fou. Je repère une plaque au nom de Hittorf, que je prends pour l’homme, au XIXeme siècle, qui se fit passer pour le Dauphin du Temple. Non, c’était Naundorff. Je décide de lire ce qui est écrit au-dessous de Rue Notre-Dame de Nazareth. Mes lunettes noires ne m’y aident guère. Il y avait un couvent, qui a été détruit. Je poursuis mon chemin, sans en lire davantage.

Que faire de ces minutes ? Une femme passe à mon niveau sur le trottoir, détournant les yeux comme si je la draguais. Je me hasarde à l’entrée d’un salon de coiffure africain, en demandant si l’on peut me raser la barbe. Derrière sa caisse, une femme masquée me dit qu’ils ne font pas ça. Elle prend un air apeuré, peut-être parce que je ne porte pas de masque. J’ai l’impression de toucher le fond, d’être prêt à n’importe quoi. Le soleil qui écrase ce quartier Strasbourg-Saint-Denis ajoute à mon angoisse. Je n’arrive plus à trouver le boulevard Magenta. Le GPS m’entraîne dans des rues désertes, où je tâtonne comme si j’ignorais tout de leur géographie. Un absurde minable m’envahit.

Je me dirige vers le 39. C’est impossible, en vérité, puisque de ce côté-ci du trottoir, tous les numéros sont pairs. Je vérifie l’adresse, c’est au 108. Encore un prétexte pour remplir le temps mort qui s’étend devant moi. J’avise, dans un recoin du boulevard, un salon de coiffure où trônent des chats. Je m’attarde à la devanture, assez mollement pour n’être pas piégé par un commerçant hâbleur. Il n’y a qu’un client, un Pakistanais qui vient de se faire laver les cheveux. C’est peut-être jouable. La patronne se jette sur moi, m’invitant à entrer. Elle est d’accord pour me raser la barbe, si j’attends un quart d’heure. J’ai justement rendez-vous dans un quart d’heure. Elle m’installe aussitôt, laissant en plan son client qui ne dit mot.

J’insiste pour qu’elle me rase complètement, le visage et le crâne. Ce sera plus simple pour elle que de faire un dégradé. Cette demande lui paraît baroque, elle demeure le sabot en main, perplexe. Elle se met à me raser de a à z, et j’éprouve une délivrance à voir retomber, sur la blouse, des touffes de poils blancs qui me faisaient ressembler à Victor Hugo. Je secoue tout cela par terre, je m’allège. Je la complimente sur ses chats, qui sont gros et se promènent où ils veulent. Elle me montre une morsure que lui a faite l’un d’eux, au bras, alors qu’elle tentait de l’écarter d’un client. Je lui montre la photo du mien, qui s’affiche sur l’écran de mon téléphone. Elle affecte de s’extasier. Son registre est l’exagération, elle me sert des commentaires dithyrambiques sur ma tête bien ronde, telle que la révèle son burin. Elle bavarde tout à trac, m’interdisant de lui répondre car elle s’attaque à l’espace entre ma bouche et mon nez.

Je lui ai dit que j’habitais le onzième. Elle me parle longuement d’un appartement qu’elle possédait, au 97 de l’avenue Parmentier. Elle a fait la connerie de sa vie en le vendant, aujourd’hui il vaudrait un million d’euros. Je lâche quelques précisions sur l’appartement que j’ai moi-même vendu dans ces parages, et sur mon déménagement. Elle s’en fout, elle est partie dans un rêve de grandeur. L’apothéose en serait la construction d’un ryad, avec, au centre, une fontaine où viendraient chanter les oiseaux. L’évocation de mon jardin à chats, et des pigeons qui y roucoulent le matin, nourrit son songe. Elle me propose de raser les sourcils.

Son sabot est âpre, elle se presse d’en finir. Je n’ose lui demander de polir mon crâne, je ne suis pas sûr qu’elle aurait les outils adéquats. Elle s’apprête à me faire un shampoing, ce qui me paraît bizarre. Le type toujours assis s’impatiente, il voudrait qu’on s’occupe de lui. Combien lui dois-je ? Trente-huit euros, me répond- elle. Un peu sidéré, je lui dis, timidement, que c’est bien cher payer. Elle m’assure que le tarif normal est de quarante euros. Je lui propose de lui en donner trente-cinq (j’aurais mieux fait de la laisser venir). C’est d’accord – mais elle n’accepte pas la carte bleue que je lui tends. Je lui donne tout ce que j’ai, vingt-cinq euros, en argent liquide. Elle m’envoie tirer de l’argent, en appelant à la rescousse, pour m’escorter, un de ses amis dans le genre nervi qui traîne sur le trottoir.

Sous bonne garde, je récupère deux billets à un distributeur non loin de là. Mon accompagnateur m’incite à faire attention aux voleurs. Il marque une inquiétude, en me voyant remettre ma carte dans la machine (afin d’avoir le nécessaire pour faire l’appoint). Cela ne marche pas. J’essaie de conserver, dans cette situation humiliante, un semblant de dignité. Je tends mon billet à la raseuse, et reste impavide tandis qu’elle s’affole, à la cantonade, pour qu’on lui prête de quoi faire le compte. Dix euros suffiront. Par acquit de conscience, je m’essuie les mains en partant, sous ses remerciements.

Des pensées obsédantes me reprennent, en remontant le boulevard Magenta. Des pensées d’organisation de ma vie, ou de la soirée à venir. Des cadres que j’essaie de mettre en place, pour contenir le futur. Et au-dessus de tout cela, l’envie désespérée de m’abandonner à l’instant qui passe. J’en suis là de mes réflexions, quand je sonne à l’interphone. J’ai construit, dans ma tête, un vague scénario qui me permet d’avancer. L’ami qui m’accueille ne remarque pas mon nouveau visage, car il ne m’a jamais vu barbu. Je lui dis que je ressemblais à Victor Hugo. On échange des banalités, des propos dont je suis absent. Mon origine me manque : un sentiment de mon être à partir duquel je pourrais, idéalement, respirer. La conversation m’entraîne, peu à peu, dans un bienheureux néant.




Le déconfinement, je ne l’ai pas vu passer. Il est vrai que mon quartier est peu fréquenté. On y croise des vieux qui font leurs courses, des parents qui vont chercher leurs enfants à l’école de l’avenue Parmentier. Les rues n’étaient guère plus peuplées, hier après-midi, qu’elles ne le sont d’habitude. Il y avait davantage de masques. A presque chaque devanture, le masque s’affiche comme de rigueur. Un vent violent souffle dans ce décor triste, et le rend irréel. Je m’engouffre au dehors, en retenant ma casquette pour qu’elle ne s’envole pas. J’aimerais être exalté. Je cherche une joie, que je ne lis pas sur les visages à demi couverts. Il y a un peu de soleil.

L’action de faire mes courses m’apparaît en ce jour comme une aventure. Je passe en revue mes missions : le pressing, la poste, l’épicerie. Je commencerai par la poste. C’est merveilleux, plus que jamais, d’avoir des actes à effectuer qui ne relèvent pas de la pensée, qui ne m’obligent pas à m’interroger, sans fin, devant mon ordinateur. L’autre, selon Baudrillard, est ce qui me permet de ne pas me répéter à l’infini. Le plus infime contact avec le monde extérieur est bon à prendre. Un rideau de fer barre l’entrée de la poste. Cela m’aurait étonné. La seule explication réside dans une affichette, qui traîne là depuis un mois. Fermeture pour cause de pandémie, aurait-on lu dans un film d’avant-guerre (si tant est qu’on eût pu, alors, imaginer pareille histoire). Il y a un numéro de téléphone, pour les recommandés ; il vaut mieux les contacter par SMS.

Un type s’associe à ma fureur. Il a un courrier important à récupérer, et ne peut le faire que là. Quand il a appelé, il est tombé sur un employé ricanant. Je me livre à des diatribes sur cette poste où personne ne fout rien, où l’on perd son temps à venir chercher des lettres qu’ils ont eu la flemme de vous livrer, et ne sont même pas fichus de vous remettre. Sur ce trottoir où l’on sympathise, orphelins, on ressemble aux clients du bordel normand chez Maupassant, excédés de ne point trouver les pensionnaires fidèles au poste. Au numéro indiqué, j’envoie un texto scandé de points d’interrogation vengeurs. Des badauds se pressent, devant la porte close. J’hésite à les recruter dans mon syndicat improvisé. Le type s’en va.

Je ne sais que faire de ces contrats, de cette facture d’électricité que je m’apprêtais à estampiller, en tant que signe d’un lien social retrouvé. Il y a évidemment l’Office Depôt du boulevard Richard- Lenoir, où je pourrais aller acheter des timbres. Je n’ai pas mis de masque, et je crains qu’on ne me refoule. Je ne vais quand même pas me rendre aussi loin, pour deux courriers qui, après tout, peuvent attendre. Sans compter les boîtes aux lettres, qui, elles aussi, sont closes. L’absurde a ses limites. Ce recommandé que j’ai présenté dans mon texto comme urgent, c’est probablement un procès-verbal d’assemblée générale de copropriétaires, dont je n’ai cure.

Reste le pressing. J’avais oublié qu’il était fermé le lundi. Je me console grâce à des achats de bouche, qui ne sont pas urgents, eux non plus. Je m’essuie rituellement les mains, après avoir rangé tout cela dans le frigidaire. Ma facture EDF, je peux au moins la payer en ligne. Quels sont mes identifiants ? L’ordinateur s’en souvient pour moi. Mon compte personnel est inaccessible. La page demeure blanche.




Avant-hier, je vais faire quelques courses au Carrefour de l’avenue Parmentier. J’aime bien son ambiance un peu éteinte, à l’image de ce quartier. Il y a là un patron barbichu, un Badinguet d’épicerie qui règne à la papa sur des employés arabes. Ceux-ci lui semblent tout dévoués, rient de ses blagues. Il me donne du “Bonjour, Monsieur” d’un ton onctueux. J’hésite à utiliser le buffet frais qu’ils ont mis en place, je me borne à acheter, deux fois par semaine, des plats Weight Watchers ou des escalopes de veau panées. C’est plus rapide.

Un voile tombe sur cette atmosphère bon enfant. A l’entrée, un vigile surveille si les clients restent à égale distance les uns des autres. Les caissiers sont gantés, et séparés de nous par des morceaux de plexiglass, dont l’efficacité me paraît douteuse. Une femme, devant moi, n’en finit pas de déballer ses achats et de fouiller dans son porte-monnaie. Perdu dans mes pensées, je flotte, à quelques centimètres d’elle. Le caissier me demande de ne pas m’approcher. Je recule vaguement, sans comprendre ce qu’il veut dire. Il réitère sa demande, d’un ton cassant, d’un ton de flic, ou de prof qui va sévir.

J’ai compris. Je ravale mon humiliation. En temps normal, je ferais un scandale. J’ai une phrase toute faite, prête à sortir, du style “Vous n’êtes pas obligé de me parler comme à un gamin”. Quand je pense au nombre de fois où j’ai été dans ce magasin. Je préfère me taire, et rester là, sans oser courir à l’autre caissse qui se libère, celle du patron onctueux. J’attends, pétrifié, que le caissier veuille bien s’occuper de moi. Une fois mon tour venu, je m’efforce au plus grand calme. En lui disant qu’il peut garder le ticket, je le quitte presque à regret.




Deux hommes viennent d’échanger quelques mots, devant ma porte. Je n’en vois qu’un, à travers la vitre. Il affiche un sourire un peu contraint. “Pour elle, ça ne change pas grand chose : elle vivait déjà confinée.” Parle-t-il de sa femme ou de sa mère ? Il s’engouffre dans sa voiture.

Mon contact avec le monde extérieur se réduit à cela. Des fragments de paroles saisies au vol. Des gens qui passent leur chemin, cachant leur visage. Plusieurs SDF qui campent sur le trottoir, et c’est moi qui fuis leur regard. Je marche sans m’arrêter, ralentissant le pas au coin d’une rue, de peur de me heurter à un inconnu.

Huit heures du soir. Le Carrefour du boulevard Voltaire est peuplé de clients qui ne parlent pas, qui évitent soigneusement de se frôler. J’attends, à un mètre de distance, que la dame en face de moi ait fini de vider son sac. Un jeune homme me propose de passer devant lui à la caisse automatique, et cette voix prend les proportions d’un miracle. En ce matin où j’écris, les cloches de l’église Saint-Ambroise achèvent de s’éteindre. Une sirène a retenti. Le vent fait jouer sur le trottoir un morceau de ferraille. Tout se détache.




En revenant de Bourgogne, je me rends compte que l’icône qui désigne le son, sur mon ordinateur, est grisée. Cela arrive souvent quand je le transporte dans mon sac. J’ai beau redémarrer, rien n’y fait. Je dois projeter ma Tour de Nesle à un spécialiste d’Alexandre Dumas, mercredi soir, il est hors de question que mon Mac demeure muet. Charles va sur des forums, il me dit que c’est peut-être parce que mon ordi est saturé. Je devrais supprimer des fichiers, ce que je fais régulièrement.

Il va falloir retourner rue Montgallet, dans l’une de ces échoppes chinoises spécialisées dans les causes désespérées. Ma machine a plus de cinq ans (ce que Charles m’a fait remarquer cruellement). Je préfère encore payer une énième réparation à devoir m’en acheter une nouvelle. Si j’ai un peu de chance, ce ne sera rien et le type règlera aussitôt le problème. J’y vais à pied, m’aidant du GPS alors que je sais le chemin par cœur. Je croise des têtes connues, que j’évite. Je me retrouve aisément en pays étranger, hostile, dans l’environnement le plus familier. Il suffit d’un rien qui me déstabilise : l’énervement, par exemple, de perdre du temps avec ces soucis de néant.

Le type n’est pas là. Un collègue à lui, indolent, me dit qu’il ne connaît rien aux Macintosh. Je n’ai qu’à laisser l’ordinateur en dépôt, avec un numéro qu’il inscrit sur une carte de visite. J’hésite à aller dans une autre boutique, j’ai mes habitudes dans celle-ci, bien que j’y flaire l’arnaque. Mon mot de passe, me demande-t-il, est bien Buridan ? (Avec un n). Je n’ai qu’à rappeler demain pour savoir où cela en est.

Me revoici face à mon antique ordinateur de bureau, immense et caduc. J’ai dû y greffer un clavier que je suis incapable d’utiliser, car il est conçu pour un PC. J’ai aussi acheté un clavier Apple, mais les piles en sont épuisées. Je m’échine à débusquer l’arobase ou le copier-coller, que je vais chercher dans un texte préexistant et déplace, à la force du poignet. Les tirets marchent une fois sur deux, à l’intuition. Si j’essaie de les reproduire, j’échoue. Je tâtonne en tapant l’e dans l’o ou la capture d’écran, et je m’y reprends plusieurs fois. J’ai enfin repéré que la majuscule fermée se trouve en dessous du six.

Quant à internet, le mastodonte exige un code pour y avoir accès, un code que je n’ai pas utilisé depuis des siècles et qu’il faut aller exhumer sous la Box. La connexion s’absente fréquemment. La plupart des logiciels ne sont pas à jour, et envoient des signaux de détresse. C’est un champ de ruines, au milieu desquelles je suis parvenu à faire ma déclaration d’impôts. J’ai relancé les employés de la rue Montgallet, laissé des messages, envoyé des mails qu’ils ne consultent pas. Coincé au bout du fil, le type m’a expliqué, d’une voix si rapide que je ne comprenais rien du tout, qu’il devait prendre le temps d’effectuer un diagnostic. Le lendemain, son collègue m’expliquait qu’il était de sortie le mercredi. C’est toujours moi qui rappelle.

Ce matin, il m’a laissé un message vocal, dont le manque de précision m’a inquiété. Au téléphone, il me dit que la carte son a été réparée. Cela me coûtera cent vingt euros. J’irai chercher mon ordinateur cet après-midi, ce sera une nouvelle occasion de me perdre.




Nouveau psychodrame, la semaine dernière, à cause d’un bug sur le site Deliveroo (où je commandais tous les soirs, depuis un mois, les mêmes assortiments de sushi au même restaurant). L’application tient absolument à me faire commander deux fois un plat. J’ai beau cliquer à plusieurs reprises, ce seront deux bœufs sur tapis de riz et pas autre chose. De guerre lasse, je retourne en arrière, et je passe une nouvelle commande sans vérifier que la première est annulée.

Le livreur me refile (sans contact) un premier sac dont je vérifie le contenu. Il y a deux fois le même plat. J’ai à peine le temps de réagir, il est déjà de retour en me refilant un autre sac (correspondant, en fait, à la seconde commande). Je lui rends le premier sac, en jurant mes grands dieux que je n’ai jamais fait cette commande. Il semble affolé. Il récupère le sac en question, faisant une tête qui ne me dit rien de bon.

Deux factures s’affichent sur mon écran. L’une de trente-sept euros, l’autre de cinquante. Sans compter la TVA qui menace de grossir le chiffre. J’appelle séance tenante Deliveroo. Une voix pré-enregistrée me dit qu’en raison des circonstances, l’attente sera plus longue que d’habitude. Au bout de trois minutes, un jeune homme (que j’imagine en Afrique du Nord) recueille mes doléances. Il me laisse en suspens pour consulter un collègue. Je me suis bien gardé de dire que j’avais fait une fausse manipulation, et ne m’étais pas soucié de confirmer l’annulation. Ce ne sera pas possible de me rembourser, dit-il, il n’y a pas eu doublon. Je feins de ne pas entendre, et réitère ma demande. Le ton monte, jusqu’à cette parade d’autorité crispée que j’exhibe dans les grandes occasions. Il poursuit sa réponse, qui ne varie pas d’un iota. Il garde son sang- froid, je lui raccroche au nez.

Charles prend ma relève. Il appelle à son tour Deliveroo, et tombe manifestement sur la même personne, qui recueille sa doléance comme si de rien n’était. On le laisse en attente. Sa version, hélas, ne coïncide pas avec la mienne, car il prétend n’avoir jamais effectué cette malheureuse commande. Plus personne au bout du fil. Il réitère sa demande sur le site, où un interlocuteur numérique le laisse en attente. Il s’impatiente. L’interlocuteur quitte la conversation.

Il me dit que je puis faire opposition auprès de ma banque. J’en doute. Je passe à l’offensive auprès du restaurant. La patronne ne retrouve pas trace de la commande litigieuse. De toute façon, c’est avec Deliveroo, dit-elle, qu’il faut régler le problème. J’écarte avec mépris cette instance disqualifiée. C’est à elle de me faire un avoir, ou de me proposer un geste commercial ; je n’en démords pas. Je passe en revue toutes les possibilités qui lui sont offertes, de me restituer ces cinquante euros. Je fais valoir ma fidélité à leur restaurant, mes commandes quotidiennes. Elle me dit qu’il faut voir cela avec Deliveroo. Je hurle, je la traite de conne, je lui raccroche au nez.

J’ai épuisé toutes mes batteries. Je vais bien un peu fureter du côté du site de ma banque. Les pièces à fournir, en cas d’opposition à une transaction de carte bleue, sont nombreuses et rédhibitoires. Il faudrait fournir la preuve d’une annulation qui n’a pas eu lieu. Je me console en allant déverser mes aigreurs sur Trip Advisor. J’y raconte toute l’histoire, assortie de remarques désobligeantes sur la sauce trop épicée et immangeable. Je me plais à constater que d’autres commentaires client vont dans le même sens, et que le restaurant félon est quatorze millième et des poussières (sur dix huit mille adresses parisiennes). Je savoure, dans mon coin, ce plat qui se mange froid.