Le film que j’ai choisi pour mes étudiants, cette semaine, est Regain de Marcel Pagnol. Ce n’est pas mon préféré, mais c’est le seul que j’aie trouvé sur YouTube (dans une qualité médiocre). La veille de notre séance Skype, pour me donner bonne conscience, j’en revois quelques morceaux. Ce n’est pas meilleur que dans mon souvenir : une succession de scènes à faire, où Fernandel, notamment, cabotine à outrance. Après vérification sur Wikipédia, ce personnage, dans le récit de Giono (que j’ai lu il y a fort longtemps), n’était pas si développé.

Mes étudiants ne l’ont pas lu. Les deux jeunes filles gardent le silence. Les deux garçons, comme d’habitude, occupent le devant de la scène, et saisissent les perches que je leur tends. J’ai du mal à établir un vrai dialogue, à plus forte raison sur cette machine. C’est plutôt un monologue, précédé d’une ou deux questions où j’essaie de leur faire deviner d’avance ce que je vais dire. Une fois lancé, je ne m’arrête plus. Ils n’ont pas su déceler le discours crypto-pétainiste du film (ils n’ont jamais rien vu de Pagnol). Qu’à cela ne tienne, je pars dans des synthèses historiques qu’ils écoutent, le casque aux oreilles. Sur l’importance de la parole, et du décor naturel, un étudiant me fournit les bonnes réponses pour nourrir ma logorrhée.

Je n’oublie pas l’obligatoire parenthèse sur la place de la femme dans cet univers. J’admets qu’on puisse trouver de la misogynie chez Pagnol (cf. La Femme du boulanger), mais pas dans ce film. Je détaille les épisodes qui appuient mon point de vue. Cela ne convainc guère l’étudiante silencieuse depuis le début – ou peut-être ne m’a-t-elle pas entendu. Elle se manifeste : “Si on montrait ce film à une féministe, elle serait choquée.” J’affecte un calme aussi grand que mon énervement intérieur. Je prends la voix la plus suave pour l’inviter à développer sa pensée. Elle cite la séquence où le personnage d’Orane Demazis se fait violer par plusieurs hommes. Elle pourrait citer la suite (où Fernandel l’utilise comme bête de somme pour transporter sa meule), mais je ne lui en laisse pas le temps.

Faut-il confondre les actions des personnages avec la vision du metteur en scène ? Est-ce que Pagnol au contraire, dans ces séquences (dans celle, aussi, où le rémouleur vend au paysan sa compagne pour le prix d’un âne), ne décrit pas avec noirceur la condition féminine dans ces milieux ? Elle en convient, et les garçons, autour d’elle, doivent s’amuser qu’on ramène toujours ce sujet sur le tapis. Je ne prétends pas pour autant, dis-je en riant, que Pagnol soit féministe. D’ailleurs, ce n’est pas un critère de qualité cinématographique. Elle est K. O., renonçant à me répondre, n’en pensant pas moins. Les fenêtres se referment l’une après l’autre, l’écran se vide.




J’ai demandé à mes étudiants de regarder la seconde version de Nana, réalisée en 1955 par Christian-Jaque. Un film que j’ai bien aimé dans mon adolescence, où m’impressionnaient le jeu de Charles Boyer et l’évocation foisonnante du monde du spectacle sous le Second Empire. Je retrouve, en le revoyant, ce qui me plaisait à l’époque, et continue de me plaire. Les défauts me gênent davantage : la vulgarité de Martine Carol (bien sûr), la vulgarité surtout des situations et des rapports entre hommes et femmes. Quand elle chante Faut que ca saute !, j’entends une grivoiserie peu ragoûtante, là où je n’étais sensible naguère qu’à la désuétude de la musique. Quand Noël Roquevert la culbute au milieu des billets de banque, la puissante noirceur que j’admirais fait place à la bassesse. Les personnages ne sont mus que par les ressorts les plus triviaux, et la sortie même du comte Muffat, quand il assassine Nana (une invention de Jeanson et Christian-Jaque), déploie une cruauté en trompe-l’œil. L’ensemble est efficace, et fait grande impression à Charles, qui est un peu, à mes côtés, le gardien fidèle de l’adolescence.

Deux au moins de mes étudiants (sur les quelque cinq rescapés que j’ai pu retrouver sur Skype) ne semblent pas, eux non plus, avoir détesté ce film. Martine Carol a été jugée plus convaincante que Catherine Hessling, dans la version Renoir. Un garçon, déjà repéré la semaine dernière pour ses interventions pertinentes, s’amuse du parler années cinquante des interprètes, marqué dès la première scène où Jean Debucourt est censé être Napoléon III. Il voit bien les applications qu’on peut faire de tout cela à la société française de la IVeme République, enlisée elle aussi dans un régime sclérosé. Il est presque seul à parler. Deux jeunes femmes gardent le silence. Ainsi qu’un Asiatique, très beau, dont j’ai du mal à distinguer si c’est un garçon ou une fille. Il y a également un garçon qui me paraît intelligent, mais chacune de ses prises de parole s’accompagne d’un évanouissement de l’image, comme s’il devenait un hologramme. Régulièrement, un bug se produit et je me retrouve tout seul face à mon image, à moi, la barbe drue et désenchanté. Je ne suis pas très à l’aise, car l’écriture a été difficile, ce matin, et il m’en reste un sentiment de culpabilité, le sentiment de n’être pas tout à fait moi-même. Je débite de vagues généralités sur la “qualité française”, je les invite à voir Gervaise, PotBouille, etc. Le cœur n’y est pas. Des anges passent, car je ne sais plus que leur dire. Je me raccroche, in extremis, à des considérations exaltées sur la tradition de la couleur locale (c’est-à-dire de l’adaptation comme moyen de coller à l’Histoire, là où les modernes creuseraient l’écart). Je me demande s’ils sont conscients de ma déroute. Je les quitte, parce qu’il faut bien, hanté par ces phrases en moi qui restent en suspens.




Quelques heures avant l’heure fixée pour mon cours sur Skype, mon étudiante russe, faisant du zèle, m’invite à faire partie de ses contacts. Je suis en train d’écrire, et cela me dérange. Une sonnerie d’alerte retentit dans le silence, assortie d’un message qui surgit sur mon écran. D’autres messages d’étudiants vont suivre. A seize heures, ils sont sept ou huit, dont l’une tente obstinément d’ouvrir la conversation, sans passer par la case contact. Je les invite à patienter jusqu’à 16 h 30. Le temps que je comprenne comment marche cette machine.

Ca y est. Je ne vois d’abord que ma tête, prise dans une contre- plongée peu flatteuse, la barbe a poussé, les yeux sont cernés. Et puis l’écran se peuple de visages, m’évoquant ce film que je n’ai jamais fini de regarder, L’Etrangleur de Boston. Où sont passés les autres ? Je clique plusieurs fois sur des icônes, qui ne s’animent pas. Aucun des étudiants en ligne ne daigne m’aider. Face à mes efforts désespérés, l’un d’eux m’explique que Skype ne peut accueillir plus de quatre fenêtres. Le reste de la troupe m’écoute, hors champ. Du coup, je ne sais plus trop à qui je parle, j’entends des voix d’outre-tombe, ceux qui sont là ne bougent la bouche que lentement. Mon étudiante russe laisse des traces décomposées dans l’espace, à la Loïe Fuller.

Heureusement, elle s’exprime comme une actrice de théâtre, disant, tout à trac, combien l’actrice du film (Nana, de Jean Renoir) l’a énervée. Comment peut-on croire que tous les hommes sont amoureux de cette femme ? Son franc-parler tranche sur le côté compassé, coincé, des étudiants français. Une jeune femme, en bas à droite, demeure immobile et silencieuse, s’avouant seulement gênée face au jeu “exagéré” de l’héroïne. Dans un éclat de rire un peu forcé, je constate que la gêne créée par le mutisme des étudiants est décuplée sur cette application. Un garçon assez beau, en haut à gauche, se jette à l’eau et commente l’impression de rigidité qui se dégage à ses yeux du film. Même si le mot me paraît excessif, j’essaie de leur faire dire, avec force ruses, ce que j’ai en tête : le rattachement de Renoir, par delà la tarte à la crème de l’impressionnisme, à une tradition de théâtre et de caricature qu’il épuise (littéralement).

Un étudiant invisible me donne raison. Non, il n’y a guère de picturalité dans cette Nana, peu de jeux sur la lumière. Il la rapprocherait plus volontiers du cinéma expressionniste allemand. Je cite la séquence finale, où il y a du jeu sur la lumière, plutôt allemand en effet. D’ailleurs, le film a été tourné à Berlin, avec des acteurs empruntés à Pabst. Je vois venir le moment où cela va tourner au monologue, où je vais pallier les temps morts et les flottements par une parole qui ne s’arrête plus. C’est ce qui se confirme. Je ne les regarde plus, je tourne mes yeux vers l’intérieur, vers un enchaînement de phrases qui se fait malgré moi. Il y est question des débordements du désir, de l’animalité derrière le masque social (je m’interromps pour leur faire dire le nom de Stroheim, en un quizz guère créatif), de l’avènement du cinéma sur les ruines du théâtre.

Mon démon me rattrape. Il consiste à chercher une structure interne, un discours caché dans la parole. Un discours qui me justifierait d’avoir, soudain, retrouvé la liberté et le plaisir d’enseigner (à ma manière). Ou m’en punirait. C’est pourquoi je marque un essoufflement, dans la deuxième partie de mon propos, en disséquant le regard que porte Renoir sur la société du Second Empire. Si Nana est aussi ridicule, c’est qu’elle est vue par les yeux de ces hommes qui la renvoient dans les ténèbres. Elle n’est que le vestige d’un monde tombé en poussière. J’en rajoute dans les formules ronflantes, et pas très justes. Trop tard pour revenir en arrière. Je jette mes dernières fusées, en convoquant pêle-mêle Bertolt Brecht, la cuisine au sol en damier qui préfigure celle de La Règle du jeu, la construction en saynètes qu’on retrouvera jusque dans La Marseillaise. Je crois même bon d’avouer mon peu de goût pour les films tardifs de Renoir. C’est un flot de parenthèses, d’incidentes et de repentirs qui me donne bonne conscience, et les laisse pantois.

Ils n’ont pas de questions. Je leur donne rendez-vous la semaine prochaine, je les inviterai d’ici là à voir un autre film disponible en ligne. Leurs saluts me touchent. Je me dis, malgré tout, que ce micro-lien hebdomadaire n’était pas une mauvaise idée. Après coup, je reconstitue, tant bien que mal, la continuité fragile de mes mots.




Ce matin, comme hier soir, une flopée de mails émanant de mes collègues de la fac. Je ne sais comment, l’écriture inclusive s’est imposée comme une norme, obligeant le lecteur à faire des contorsions pour ne pas se croire affligé de troubles oculaires. La responsable du master a organisé un moodle pour que chacun puisse mettre en ligne le contenu de ses cours. Elle s’inquiète des conventions de stage, des modalités de soutenance. D’abord seule à s’agiter dans le désert, elle est bientôt rejointe par d’autres enseignants qui débattent, dans une cacophonie de plus en plus vaste, des modes de validation. Cela fait bientôt quatre mois, en effet, que les cours n’ont pas eu lieu, pour cause de grève des transports, puis de grève du corps enseignant en riposte aux réformes qui menacent. Les uns plaident pour une note-plancher de 12/20, les autres préconisent plutôt un 14, pour ne point trop pénaliser les étudiants grévistes. On parle d’une pédagogie à base de distanciation sociale, qui consisterait à enseigner depuis chez soi, tout en tenant compte des difficultés de certain.e.s inscrit.e.s à faire un travail à domicile. Une maîtresse de conférences, en des flambées robespierristes, dénonce l’idée qu’il faudrait enseigner malgré tout, et s’alarme des inégalités de notation.

Je lis tout cela en diagonale, m’amusant des marottes de X ou de Y, ennuyé de devoir me plier à des directives. Je me suis contenté d’envoyer, aux deux seuls étudiants de master que j’avais pu identifier, un mail leur proposant mollement d’organiser un Skype. J’ai reçu pour l’instant deux réponses : une personne asiatique inconnue de moi, et une jeune fille russe dont je dirige le mémoire. Elle s’appelle M…, et a choisi un sujet peu conforme à l’air du temps (ce qui n’est pas pour me déplaire), sur la couleur dans les adaptations littéraires de Claude Autant-Lara. Peut-être qu’Autant-Lara est un cinéaste culte en Russie. Elle a déjà planché sur Le Rouge et le Noir. Pour l’heure, elle se concentre sur Marguerite de la nuit, Le Joueur et La Jument verte. Je ne me souvenais plus que ce film-ci était en couleurs. “Bien sûr, puisque la jument… elle était verte !”, m’a-t-elle rappelé avec un accent à la Popesco qui m’a fait éclater de rire. J’apprécie son enthousiasme, même si je ne comprends pas grand chose à ce qu’elle veut démontrer dans la symbolique des couleurs. Elle a une tête ronde, les yeux exagérément clairs.

A chacun des rendez-vous improbables qui ponctuent ce long entracte, elle est là, toute seule, transportant sa foi dont personne n’a que faire. On va à la caféteria, et je lui fourgue un sujet de dossier sur les adaptations théâtrales chez Lara. Elle est contente de pouvoir dépenser son énergie, même si elle aimerait bien que les cours reprennent. La voilà bloquée en France dans le chaos, alors qu’à ma connaissance, le COVID en Russie n’a guère fait de victimes. Des pauvres conseils que je lui donne au téléphone, elle me remercie comme d’un précieux bienfait. Elle a un faux air de Sonia dans Crime et Châtiment, attendant, patiemment, une rédemption qui ne viendra pas.




Un mail bizarre, hier, émanant du département cinéma. A y regarder de près, il s’agit du département cinéma mobilisé (tel est le libellé de l’adresse d’origine). Il m’est adressé en CCI, ce qui ne veut pas dire, semble-t-il, qu’il me vise personnellement, mais que sa liste de destinataires est cachée. Ni bonjour, ni au revoir, ni signature. Il s’agit en fait de nous gourmander, nous les profs, pour ne nous être point pliés au vote de l’AG d’UFR concernant la validation automatique liée à la grève. Pourtant, les auteurs du présent mail étaient venus s’en assurer lors d’une réunion de département.

Ces étudiant.e.s (telle est la formule qui clot leur message) nous ont trouvé confu.e.s (je ne suis pas sûr que l’Académie validerait). Ils nous font part de leur indignation, à voir ainsi bafouées leur consignes. Une indignation qui englobe, pêle-mêle, le fait que nous proposions des travaux individuels pour améliorer la note-plancher de 12/20, le fait que nous osions maintenir les soutenances de master (qui, demandent-ils, a décidé de ces dates ?), ou la répression (…) d’une violence inouïe qu’a subie le collectif féministe souhaitant imposer une journée de non-mixité. Reprenant la période cornélienne (N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?), ils s’interrogent : est-ce pour en arriver là qu’ils ont passé par tant d’épreuves ? Pour que leur lutte soit à ce point écrasée ?

On a beau lire et relire cette missive, il appert que l’unique pomme de discorde est la possibilité, pour certains étudiants, de moduler leur note à la hausse s’ils ne se contentent pas du 12/20 universel. Sans oublier la trahison (insistent-iels) qui consiste à proposer des cours sur Skype. C’est créer une inégalité, aggravée par le confinement, entre ceux qui disposent d’un ordinateur à la maison et les autres. Des mots manquent ici ou là, comme mangés par la rage. On se demande comment nos pamphlétaires ont eu nos mails personnels. Nul doute que Saint-Just (tel est le surnom que je donne à un colllègue ultra) n’ait participé à cette révolution des esprits… Cela met Charles en joie, il projette d’écrire aux étudiant.e.s depuis son smartphone, afin qu’on ne puisse identifier d’où vient la blague. Il ne faudrait pas que je me retrouve flanqué d’un bonnet d’âne.




L’éminence grise d’une revue d’historiens (qui se veut “scientifique”, mot qui m’a toujours laissé rêveur dans le domaine des études cinématographiques) m’envoie un long article qu’il y a pondu. Il s’agit de mon volume d’articles de Rohmer, paru en février – et qu’il s’était scandalisé, alors, de n’avoir point reçu en service de presse. Sur mes deniers, j’avais fini par lui en adresser un exemplaire. Je me doutais que son compte rendu serait vipérin, connaissant le personnage, qui se plaît à éplucher le travail des autres en décernant les bons et les mauvais points (méthodologiques, politiques, etc.). Tout cela sous couvert d’objectivité scientifique.

Le seul fait qu’il me fasse parvenir lui-même son texte, en prétextant les incertitudes des circonstances (tout en me proposant, pour la énième fois, de m’abonner à sa revue), ne me dit rien qui vaille. Je télécharge les dix pages qu’il a scannées, imprimées très serré, et qui, affichées en plein écran, sont à peine plus lisibles. Il a cru bon d’associer ma réédition des chroniques de Rohmer à celle des chroniques de Brasillach. Il justifie cet accouplement par leur proximité sur l’échiquier politique (du fascisme au “royalisme”). A part cela, et quelques menues rencontres sur tel ou tel thème, tout les oppose ou presque. A tel point qu’il traite d’abord longuement Brasillach, avant de passer à Rohmer. Je m’oblige quand même à lire cette première partie, au cas où y serait cachée quelque flèche empoisonnée.

Dès le début, il m’en a décoché une. Mon édition critique, selon lui, est réduite au minimum. Pas d’index, pas de mention des titres originaux des films, pas de précision quant au nom dont Rohmer signe ses articles. Je ne peux m’empêcher de relire ces lignes plusieurs fois, en plaidant ma cause devant un tribunal imaginaire. Ma seule consolation, au banc d’infamie où je suis relégué, est de voir encore plus humilié l’éditeur des écrits de Brasillach (un historien autodidacte d’extrême-droite, avec qui il me confond dans l’opprobre). J’arrive à la partie sur Rohmer. Elle est consacrée à pointer mes défaillances, qui consistent, essentiellement, à n’avoir pas respecté la chronologie. Quid des découvertes cinéphiles qui suscitent un ébranlement, et devraient être situées dans la durée ? Peut-on souffrir que les textes sur Mizoguchi ou Bergman ne soient pas consultables à leur date de parution ? Cela crée, selon lui, des télescopages et des contorsions de lecture dont il s’amuse méchamment. Il admet, malgré tout, qu’on prend quelque intérêt à la lecture de ce livre, et en remercie l’éditeur.

Mon principal geste d’éditeur, le voilà pourtant mis en pièces (alors qu’il me reprochait justement, en préambule, la minceur de l’édition critique). Il me soupçonne même, dans le regroupement que j’ai fait des chroniques de films français, d’en avoir écarté certaines pour noircir le tableau. Je résiste à la tentation de déchiffrer ses arguties. Qu’est-ce que vient faire Quand passent les cigognes, au milieu de sa démonstration par défaut des mérites de la chronologie ? Je me perds dans ces pattes de mouche, non sans poursuivre, intérieurement, un débat avec la statue du Commandeur. Il dit, au passage, que je présuppose l’unité de la pensée de Rohmer. Je m’attache à ressaisir le fil de la mienne. Ou plutôt de l’intuition qui m’a guidé, qui m’a permis de passer outre les vaines obsessions de détail.

Le reste de l’article est voué à répertorier les thématiques rohmériennes. C’est fait d’un ton blasé, comme on épingle les papillons. C’est hérissé de minuscules citations, de pièces à conviction balancées là froidement. L’auteur met beaucoup moins de flamme à analyser Rohmer qu’il n’en a mis tout à l’heure à me déchiqueter. Je cherche en vain une trace de ma préface : j’ai été rejeté, depuis longtemps, dans les ténèbres de l’amateurisme. Il parle en professionnel, sûr de son fait, arbitre de la rigueur. Sa recension élogieuse (qu’il m’envoie aussi) d’un ouvrage de glose théorique sur Rohmer ne saurait faire le moindre état de mes travaux. J’étais juste bon à être accolé à une réédition sulfureuse de Brasillach.

Il faut bien que je lui fasse un mail. Je suis décidé à ne pas répondre à ses attaques. Je n’ai pas à me justifier, cela lui ferait trop plaisir. Je le revois, il y a treize ans, venant de publier un éreintement de mon exposition Guitry, et m’invitant dans un sourire carnassier à écrire un droit de réponse. Ma main tremble un peu, en formant les lettres. C’est l’effet des heures que je viens de passer sur les pages de mon journal. Ou du malaise d’être dénoncé comme un imposteur, quelqu’un qui ne serait pas un universitaire normal. Je me retrouve aussi piteux qu’à l’âge de quinze ans, raccrochant au nez de mon prof de grec qui voulait se plaindre à mon père ; soulagé que celui-ci n’ait rien entendu. Je mets toujours la poussière sous le tapis.

Je ne daigne répondre que sur un point : l’exhaustivité du sommaire. Je glisse, sur un ton badin, des allusions aux textes non retenus, et à un éventuel second tome. Je pourrais manier l’ironie, le renvoyer à ma préface qu’il ne paraît pas avoir lue, déplorer que mon classement non-chronologique n’ait pas eu l’heur de lui plaire. Il y aurait tant de choses à dire, que je tais pour ne pas m’abaisser à une polémique. J’enrobe tout cela d’un Amitiés aussi factice que le sien. Quelle tête il va faire, en ne voyant relevée nulle des lances qu’il a rompues contre moi. Ma stratégie de l’esquive a encore frappé. Ce discours où l’on prétend me coincer, je le refuse. Qu’importe si je suis coupable, et minable, de n’être pas à la hauteur. Une part de moi me dit qu’il a raison, que j’ai manqué de rigueur dans l’établissement de cette édition. Une autre voix m’apaise, plus sourdement.




Reçu un mail d’un chercheur autodidacte, qui se consacre, depuis des lustres, à des ouvrages d’érudition sur des cinéastes plus ou moins oubliés. Il a eu sa petite heure de gloire, récemment, en exhumant des textes inédits de T… J’ai fait plus de mille notes, m’a-t-il déclaré, alors que je l’interrogeais en vue de mon volume d’articles de Rohmer. Cette phrase m’a trotté dans la tête, comme un remords – tandis que je me persuadais qu’il n’était pas besoin d’en faire autant. A quoi bon retrouver l’origine de telle citation de Boileau, ou de Stendhal ? Cela alourdira la lecture, et me rendra fou. Si j’ouvre cette boîte de Pandore, il n’y aura aucune limite à la frénésie des notes en bas de page. J’ai choisi un compromis arbitraire : n’annoter que les références à des articles de presse, contemporains de ceux de Rohmer. Encore n’ai-je rempli qu’incomplètement ce contrat, abandonnant la partie lorsqu’un recoupement sur Google Books, ou sur Gallica, s’avérait trop compliqué.

Rouvrant le volume publié, j’avais encore cette phrase en mémoire. J’ai fait plus de mille notes. Dans le métro, devant des gens qui me voyaient tourner les pages frébilement, j’ai compté mes notes à moi, espérant un chiffre respectable. Quarante-neuf. Même pas cinquante. En plus, j’ai oublié d’annoter l’allusion au livre de Claude-Edmonde Magny sur le roman américain. Après tout, j’ai mieux à faire. Je ne suis pas doué pour les travaux de bénédictin. J’ai d’autres livres à écrire. Ainsi me consolais-je, tout en revenant, en esprit, vers cette note manquante, aussi tenace que la tache de sang de Lady Macbeth.

Mon crime aurait fini par tomber dans une nuit profonde, si je n’avais reçu, hier, ce funeste mail. Le chercheur en question a retrouvé une lettre de T… à Audiberti, il voudrait confirmer la date de projection d’un court métrage de Rohmer. D’après ma biographie de celui-ci, le tournage aurait eu lieu à l’automne 1954. C’est impossible, me dit-il, puisqu’en juin… Je le renvoie vers le co-auteur du bouquin, auteur du passage incriminé. Mû par l’envie de briller, je lui demande s’il a lu mon recueil, nouvellement paru, d’articles de Rohmer. Il a retrouvé, me répond-il fièrement, la date de cette fameuse projection, perdue dans les colonnes des Cahiers du cinéma.

Quant à mon recueil, il l’a acheté. Il concède que c’est une belle idée d’avoir réédité ces textes, ajoutant que côté édition critique, je ne me suis pas foulé. Je me suis contenté, selon lui, d’envoyer le tout à la dactylo. Ne crois-tu pas que Rohmer méritait mieux ? Sidéré, je prépare une riposte argumentée, détaillant le temps passé à la préparation de cet ouvrage. Je ne vais quand même pas lui faire valoir ma préface. On ne peut répondre à l’irrationnel que par l’irrationnel (par le silence, aurais-je mieux fait de me dire). Qu’appelles-tu “édition critique” ? D’innombrables crottes de mouche que personne ne lit, et que tout un chacun peut retrouver en ligne ? En effet, Rohmer méritait mieux… CQFD. J’y ajoute un Amitiés, qui se voudrait le coup de pied de l’âne. Je ne suis pas mécontent de ma sortie. Je ne peux m’empêcher, ce matin, de guetter sa réponse.




Ce samedi matin est difficile. En me penchant, peu après m’être levé, j’ai ressenti au côté gauche une douleur qui ne s’en va pas. Je respire fortement, à plusieurs reprises. Il y a toujours ce malaise au fond de ma poitrine. J’imagine un début d’infarctus, un symptôme de cette lègère dilatation de l’aorte ascendante qu’on appelle moins poliment un anévrisme. Charles, à qui j’en fais part, me dit que si c’était un infarctus, l’oppression s’inscrirait dans une région plus basse. J’éprouverais une fatigue. Ce serait signalé par une douleur au bras. Je me rassure avec ces rudiments, je me dis que c’est sans doute lié à la position que j’adopte, couché, pour éviter le bras qui me fait mal.

C’est toujours là, pendant que j’escalade la rue de Ménilmontant, pour retrouver Antoni qui doit m’emmener en Bourgogne. Je n’ai pas eu la force d’annuler. Mon souffle est bon, ma marche est facile, d’autant que j’ai perdu quelques kilogs. J’aimerais être heureux de cette escapade, de cette entorse à mon quotidien monotone. Il y a sans cesse un fatum, caché en moi, qui me veut condamné. La conversation en voiture m’aide à me croire libre, même si cela resurgit dans les temps morts. Sur l’aire de repos au bord de la route, je guette mon angoisse. Je la dissimule sous de grands sourires, des tirades drolatiques sur les grotesques de notre époque. Antoni est accompagné de sa jeune amie, qui partage nos sarcasmes sur les bien-pensants, sur les empêcheurs de désirer qui l’on veut. J’ai remarqué qu’en présence d’un tiers féminin, mon désir de briller est décuplé.

On monte jusqu’aux hauteurs de Joigny, qu’il veut me faire découvrir. Il y règne une atmosphère de Moyen Age déserté, une beauté inutile. On entre dans une église à la date incertaine, point trop restaurée car la ville (ai-je appris dans mes investigations en ligne) est sinistrée économiquement. Les institutions qui la faisaient vivre (armée, etc.) ont été supprimées l’une après l’autre, sous l’ère Sarkozy. Il n’y a quasiment personne dans les rues, où nos voix résonnent. Antoni me désigne des faces gravées dans la pierre, d’étranges chimères. Je finis par trouver un charme à cette solitude. Je le répète plusieurs fois, comme pour me convaincre d’acquérir la maison, non loin de là. J’interroge le patron d’un troquet arty où nous déjeunons, afin de savoir jusqu’à quelle heure ils servent, le soir.

On calcule, téléphone en main, combien cela prend en voiture pour aller de la gare à la maison : cinq minutes. Antoni voudrait que je m’achète une auto électrique, mais je répugne à l’idée des leçons de code et je me fais fort d’effectuer le trajet à vélo, même par mauvais temps. C’est du moins ce que je dis à la cantonade. En mon for intérieur, ces sept kilomètres à traverser me font peur. Il paraît qu’on peut accoler à la bicyclette un signalement lumineux. Je rêve d’un chemin de campagne, fût-il tortueux, qui rendrait tout cela moins effrayant. Le chien, depuis la maison à côté, aboie plus que jamais. Le propriétaire le fait rentrer chez lui, à la demande d’Antoni qui souhaite vérifier l’état du mur arrière de ma future (?) demeure. Le type a fait refaire le toit de la sienne, en tuiles toutes neuves et moches. Cela a coûté cinquante mille euros. L’agent immobilier, qui vient d’arriver, ne semble pas ravie de nous voir mener l’enquête.

Antoni s’amuse à jouer l’emmerdeur, celui qui va tout inspecter et pinailler, pour faire baisser le prix. Il pousse les hauts cris, en constatant que la toiture ondulée des petits cabanons est recouverte d’amiante. La dame affecte de croire qu’on peut laisser la chose en suspens. Il s’inquiète du salpêtre qui mange le mur d’une grange, des dénivellés de la toiture. Ces considérations techniques m’intéressent peu. Je suis à l’écoute de cette angoisse, dont j’aimerais qu’elle cesse ; dans l’attente d’une exaltation, qui ne revient pas. Je suis devenu étranger à cette scène, investie avec tant d’enthousiasme la semaine dernière. Je l’aide à traîner une lourde échelle vers le grenier, qu’il explore, et dont il me rapporte des images.

Il me photographie devant un mur dont le papier peint se décolle, près d’une cheminée forclose. Il dévoile, sous la moquette, des tomettes qu’on pourrait ravoir. Elles sont recouvertes de pages de journaux. Dans l’espace du fond, un bizarre autel se dresse, fait d’un renfoncement au-dessus de la cave. De vieux disques, des livres défraîchis y subsistent. Il faudrait abattre la cloison qui n’est pas porteuse, cela ferait deux grandes chambres plutôt que cette entrée qui ne sert à rien. On ouvre les fenêtres, et le soleil pénètre dans ces pièces que je croyais sombres. La jeune Romane est séduite par les lieux, je déchiffre, sur son visage, les signes qui me donnent envie d’acheter. Antoni est plus prudent, il donne le change auprès de la dame de l’agence. Il demande s’ils sont plusieurs, à liquider cette succession. “Ils s’entendent bien”, répond-elle. Elle porte une espèce de doudoune de couleur criarde, elle consulte nonchalamment ses messages, le laissant mener la visite à sa guise. Elle nous prie seulement, à l’instant du départ, de remettre l’échelle en place.

Il me dit que cela vaut le coup, sous réserve que je fasse baisser le prix. Il y a du potentiel. Il critique cette femme qui, à la seconde visite, n’apporte même pas les diagnostics, et feint de juger bénigne la présence d’amiante. Il estime à dix ou quinze mille euros le montant des travaux à prévoir, ce qui ne me paraît pas la mer à boire. C’est le moment d’emprunter, en cette période où les taux sont au plus bas. J’entends ces arguments raisonnables, qui m’apaisent sans emporter ma décision. Il y faudrait un lyrisme qui m’a abandonné, aujourd’hui. Ce poids dans ma poitrine m’empêche de penser à autre chose. Alors qu’on s’enfonce dans les profondeurs de la Bourgogne, où il vient d’acheter une maison, je mesure le caractère étriqué de mon projet. Plus on descend dans le sud, plus les paysages sont vastes, vallonnés, verdoyants. On s’arrête sur un promontoire, orné d’une église et d’un arbre spectaculaire, et d’où l’on a une vue panoramique. Le village où il a pris ses quartiers semble sorti d’une chanson de Trenet. On visite une école, qui est à vendre pour quarante mille euros, qui donne sur un château de conte de fées.

A l’arrière, une baraque hideuse, depuis laquelle une femme nous fixe d’un œil patibulaire. Je prends des photos ; je vérifie, à tête reposée, les trajets possibles ou plutôt impossibles, car il faudrait prendre le train pour Nevers (deux heures), espérer une correspondance, reprendre un bus (une heure), voire faire du vélo. Pas question que j’en aie le courage. Je me contente d’admirer sa maison, à lui, tellement conforme à l’idéal du bonheur bucolique. On se croirait dans Conte de printemps d’Eric Rohmer, à l’ombre de ce cerisier auquel la jeune femme goûte, sans hésiter. Je n’ose m’installer dans le hamac, d’où j’ai peur de ne pouvoir m’extraire. On se promène le dimanche matin en forêt, et je me contorsionne pour passer sous une barrière. Mon malaise m’a quitté, mais je ressens mon corps comme une masse inerte, rouillée, avec un pull qui ne ressemble à rien et que je secoue, de temps à autre, pour chasser la poussière.

M’ayant vu dans un extrait de ma Tour de Nesle, il m’a trouvé “bon acteur” et me propose de jouer le rôle du père de Georges Bataille, dans un film qu’il prépare sur l’enfance de celui-ci. Un paralytique, aveugle, et qui pisse sur lui. Cette image de moi m’horrifie. En rentrant vers chez moi, je croise une jeune fille en larmes, reflet de mon âme. En parlant avec un ami, le soir, j’admets que la rencontre amoureuse serait possible si j’occupais le rôle du père.




Je ne suis pas très convaincu par cette annonce. Charles, en voyant les photos, repère une corde, accrochée au plafond, pour se pendre. Je demande l’adresse, pour regarder un peu les alentours sur Google Maps. Ils ne me rassurent pas. Collée au portail, une maison voisine s’annonce, dont l’agent immobilier s’est bien gardée de me parler. Elle me jure ses grands dieux que ce sont des Parisiens, qu’ils ne sont jamais là. Je pourrais décommander le rendez-vous de samedi, d’autant que le site de la SNCF formule de curieuses exigences. Pour être habilité à voyager au delà des cent kilomètres réglementaires, il faut produire un coupon, préalable à toute réservation de billet. J’achète les billets, et laisse Charles se débrouiller avec ce coupon, dont il ne trouve aucune trace, quelque manipulation qu’il fasse.

Cela fera au moins une balade, même si l’on nous arrête à l’entrée du quai. On passe sans problème. Impossible de trouver une place assise. En face d’un siège sur deux, un autocollant prescrit de garder ses distances. Les gens en profitent pour s’étaler, pour mettre leurs sacs. Charles, que j’envoie en éclaireur parmi les rangées, se voit refouler. On se replie sur des strapontins, sur lesquels on n’a pas le droit, en théorie, de s’asseoir côte à côte. Des familles se déversent dans ce petit espace, avec l’éternelle gamine qui essaie d’attirer mon regard, avec le père, un instant, dont les yeux croisent les miens. Je sens Charles prêt à en découdre avec ce spectacle de normalité. Il a emporté Le Grand Cahier, un livre que lui a conseillé Arthur et où il est question d’enfants qui martyrisent leur grand- mère. Cela lui tombe des mains. Peut-être dit-il cela pour me faire plaisir, car j’ai émis des réserves a priori sur la qualité littéraire de ce roman.

Je suis tout entier à la lecture de Dieux des planches, où Béatrix Dussane évoque les gloires théâtrales de la Belle Epoque. Le rythme du train accompagne mon exaltation de voir revivre, sous cette plume aussi oubliée que ceux dont elle parle, Lucien Guitry ou Eve Lavallière. Elle les croque avec une fine sensibilité, ne se contentant pas de raconter des anecdotes ; traçant de chacun d’eux un portrait, à la fois dramatique et psychologique. Je suis à ma place dans ce monde de fantoches, qui ressuscitent à la faveur du temps compté du voyage. Le sablier qui s’écoule m’arrache (et les arrache) au néant. Voici le point final aux souvenirs sur Sarah Bernhardt, encore plus belle en son couchant qu’en son aurore. Nous sommes arrivés à Joigny. Plus qu’un paragraphe.

Devant la gare, une femme accueille un groupe qu’on n’arrive pas à identifier. Je penche pour une location Airbnb, Charles pour une réunion familiale. On compare la vision que nous entretenons, l’un et l’autre, des gens. Il s’avoue très misanthrope, ne voyant rien à sauver dans l’humanité ordinaire. Je confesse mon vieux fonds chrétien, qui m’incite à trouver de quoi m’émouvoir dans la promiscuité la plus banale. Les voitures s’éloignent. Nous montons dans celle de l’agent, qui me fait signer une attestation de visite. Je l’invite à déplacer un sac qui encombre mes jambes. Elle le fait de mauvaise grâce, et me précise que nous aurions dû l’attendre de l’autre côté de la gare. On file à travers champs, en débattant de l’effritement, qu’elle conteste, des prix des maisons à vendre dans la région. On va voir comment cela évolue, lui dis-je, pour avoir le dernier mot.

Je reconnais la maison inspectée sur Google Maps, à son portail vert et à cette fameuse maison voisine, dont l’entrée, Dieu merci, ne communique pas avec celle-ci. Il y a une seconde maison à droite, où aboie un énorme chien qui, nous dit-elle, n’est pas méchant. Je reconnais surtout la grange, au fond du jardin, qui est ce qui m’intéresse le plus dans ces lieux. Je remets à plus tard la visite de la longère. D’abord, ces petites cabanes en brique, ou en pierre, où l’on peut rêver de n’importe quoi. D’une chambre d’amis, d’une geôle où m’enfermerait un maître cruel. Je sonde ces amas de planches, sous l’œil perplexe de la dame. Je lui parle de ces pièces de théâtre que j’aimerais jouer dans la grange : un toit et des murs éventrés, un chapiteau inachevé. Vous faites du théâtre ?, demande- t-elle. Je vois des invités buvant du champagne, sous cette voûte improbable.

Les confins du jardin m’attirent, avec leur ruisseau que traverse un semblant de pont. Il suffit de faire sauter ces grillages que l’ancien propriétaire a disposés un peu partout, pour éviter que les chats ne s’égaillent trop loin. Un petit bois s’étend, au delà de ce filet d’eau qui s’écoule et que je prends en photo (j’enverrai cela à ma mère). Je m’efforce d’imaginer des arbres qui cacheraient la maison d’en face. Il en faudrait beaucoup. Chez les autres voisins, on aperçoit une piscine hors sol, et des balançoires qui font craindre la présence d’enfants. On entend des gens qui discutent. Les soi-disant Parisiens, me dira Charles, ont leur plaque immatriculée dans l’Yonne.

Je résiste à la tentation de lui dire, d’une voix trop intelligible de la vendeuse, à quel point cet endroit me plaît. On finit par visiter l’intérieur de la longère – qui m’importe moins, pour peu que l’électricité fonctionne. C’est le cas (la fosse septique est à remettre aux normes). C’est une enfilade de pièces à l’ameublement vieillot, avec des revêtements en trompe-l’œil sur les marches. J’admire les poutres, et la pièce du fond, qui devait être une écurie. C’est la seule qui ne soit pas basse de plafond. La porte est à demi détruite, et laisse passer le jour. On pourrait y installer quelque chose comme une salle de projection.

J’explore brièvement la cave, à la lumière de mon téléphone portable. Je renonce à pousser jusqu’au grenier, qui n’est accessible que par une échelle. Je ne me soucie même pas de savoir combien il y a de chambres (je pourrai toujours dormir dans un hamac, sous la grange). Est-ce que le prix est négociable ? Dans une certaine mesure, répond-elle. A cinquante mille euros, il y a peu de chances qu’ils acceptent. J’en déduis, intérieurement, ma marge de manœuvre, tout en laissant échapper que j’ai vingt mille euros de plus. Elle commence à me conseiller sur la gestion de mon capital, sur l’intérêt que j’aurais à garder un peu de liquidités pour les travaux. A cinquante-cinq ans, j’ai encore une chance d’obtenir un emprunt.

Je fais de nouvelles photos, y compris du mur de parpaings qui délimite le voisinage, et qu’il faudra repeindre. Je m’attarde au cœur de la grange, où je me projette dans le rôle du liseur, qui verrait, au-dessus des pages, les arbres frémir. Cette vision me satisfait. Je peux m’en aller, maintenant : j’ai trouvé ma scène. La dame a un peu de temps avant sa prochaine visite. Elle nous fait voir le village, où l’on ne croise âme qui vive. Elle nous signale une supérette. On devine, au loin, une église. On repart à travers champs. Je m’inquiète des forêts que l’on peut trouver par ici, et qu’elle prétend nombreuses. Il vaut mieux ne pas faire du vélo le lundi matin, quand affluent les automobilistes.

Joigny est morne. Un homme, torse nu, marche à notre rencontre, tandis que nous passons le pont pour aller me chercher de quoi manger. Une femme voilée descend la rue, devant un restaurant fermé. On découvre une boulangerie ouverte. Il n’y a plus de baguettes. Je demande à l’employée pourquoi il est impossible de faire un sandwich avec un autre pain. Elle me dit que ce sont les consignes de son patron. J’achète, ailleurs, un sandwich où la mayonnaise l’emporte sur le thon. On s’installe au bord de l’Yonne, face à un paysage qui pourrait être romanesque, et qui ne produit qu’un effet de temps suspendu. Charles me dit qu’en se mettant à mon point de vue, cette maison qu’on vient de visiter “coche beaucoup de cases”. Il tique pourtant sur les voisins, lui qui connaît ma sainte horreur du bruit. J’écarte cet argument, reflet de la misanthropie qu’on évoquait. Dans le train, où il s’assoupit, je retourne à mes dieux des planches, à Max Dearly, à De Max. Dussane décrit la façon, dans Le Roi, dont celui-là jetait des épingles autour de sa partenaire Marcelle Lender, pour simuler une coiffure improvisée. J’envoie à Arthur, à ma mère, une rafale de photos de la longère, du ruisseau, de la grange. J’ai trouvé ma maison. Arthur n’est pas enthousiaste. Il me demande si je continue à écrire sur tout cela.




Voilà deux semaines que je n’ai guère mis le pied dehors, sinon pour des courses ou de courtes promenades avec Charles. Ma dernière sortie fut pour aller visiter une cabane (dixit ma mère, au vu de l’annonce) : une cabane qui me plaisait, a priori, tant j’aime ces maisons de poupée peu intimidantes, où j’espère ne pas devoir faire trop de travaux. Sa situation face à la Seine, au bord d’un chemin de halage, et pas très éloignée d’une gare, semblait idyllique. Il y avait, déjà, des consignes nous dissuadant de sortir de chez nous. Il n’y aurait probablement plus de sitôt une occasion d’escapade.

Me voici gare Saint-Lazare, avec mon ami David qui rêve d’occuper une chambre dans ma future demeure. Je me suis muni d’un flacon d’alcool à 70%, avec quoi je me lave les mains dès que j’ai touché une poignée de porte. Je n’arrive pas à m’inquiéter de cette histoire. Nous devisons gaiement, David et moi, au long du trajet vers la Normandie. Il y a quinze ans, on allait à Caen, où il m’accompagnait pour filmer des travaux d’étudiants. Il m’énerve, en affectant de ne plus savoir qui pouvait bien être Dominique Noguez. En face de nous, une jeune femme en fauteuil roulant nous fixe d’un œil méfiant.

L’agent immobilier nous emmène dans sa voiture. Il porte beau, il a une oreille percée et des bagues aux doigts. Une certaine faconde, aussi, pour nous décrire les beautés de la région. J’ai pris soin d’explorer en détail Google Maps, et j’ai parcouru, virtuellement, tout le chemin où se trouve la maison, pour vérifier qu’il n’y avait pas de voisinage fâcheux. Elle est effectivement plutôt isolée, par rapport aux résidences cossues à la sortie du village. Ce qui l’entoure n’est guère exaltant. Le ponton qui figurait sur la photo a disparu. Une eau stagnante vient mourir auprès d’un banc crayeux. En face d’une fabrique de ciment, où les machines sont à l’arrêt, des bateaux passent, à intervalles réguliers, sur la Seine, transportant je ne sais quelle cargaison. Ils poussent une longue plainte, qui n’a rien de poétique. Des automobilistes ajoutent au concert.

J’essaie de m’abstraire de tout ce contexte, et de m’imaginer le soir, contemplant le fleuve. J’adopte différents angles. La véranda qui s’étale autour de la cabane, lui donnant vaguement l’air d’un saloon de western (une villa du sud américain, dit David). Le hamac qui traîne, au cœur des mauvaises herbes, dans le terrain en pente qui dévale à l’arrière (et qu’on a toutes les peines du monde à escalader). La banquette délaissée, prête à s’effondrer, où je m’assieds quelques secondes. Les sirènes insistent, m’empêchant de rêvasser. Il y a une parcelle de terrain au delà du grillage, qui permettrait d’étendre le jardin. Le type promet de se renseigner pour savoir si elle est à vendre.

On peut selon lui, si l’on veut, tout démolir et reconstruire à notre guise. Il s’agit bien de cela. Pendant qu’il nous ramène en voiture, je cherche des raisons de m’exalter. Il y a des chevaux, des animaux, des promenades à faire à vélo. Une église romane, un musée médiéval. Un groupe de gens nous dévisage, comme des visiteurs qu’on n’attendait pas. Des ouvriers, aussi, qui travaillent sur un chantier. Ils sont beaux et silencieux, et s’arrêtent pour nous regarder passer. L’agent immobilier continue de faire l’article, nous désignant les restaurants, les commerces. Il nous laisse dans un supermarché où je m’achète un sandwich.

Sur le quai de la gare, une femme, assise à côté de moi, n’arrête pas de tousser. Je me lève. David trouve qu’il y a décidément trop de travaux. Ce n’est pas le problème. Je tente de m’endormir dans le train, et il fait de moi une photo qu’il envoie à Charles. Bébé dort. J’ai l’air en effet, sur cette image, d’un vieux bébé contrarié. Je profite des derniers instants du voyage pour lire deux ou trois pages d’un livre. On marche depuis Saint-Lazare en parlant de tout et de rien, des débats féministes qui font rage depuis des semaines et dont la tournure misandre m’exaspère. J’ai les yeux mal rouverts de quelqu’un qui aurait bien voulu dormir, et l’esprit éteint.