CHARLES (5)

Charles et moi, dans nos promenades ou notre ping-pong verbal à l’intérieur de l’appartement, nous sommes trouvé un troisième joueur qui est absent : son ami Viken, que je connais depuis près d’un quart de siècle et dont la soumission à tous les vents de la mode me met en verve (agressive). Il vit mal, paraît-il, la période que nous traversons, passant ses journées à lire la presse et à se faire des gâteaux. Il supporte difficilement la réclusion, il va chez l’un, reçoit l’autre, reproche à Charles de ne pas lui rendre visite, aimerait du moins, depuis le trottoir d’en face, nous faire signe quand nous sortons. J’y vois le spectre du divertissement pascalien, renvoyé à cette damnée chambre où il ne saurait rester en paix. Charles me fournit en anecdotes, qui peaufinent le portrait. Il ne le fait pas méchamment, plutôt pour s’amuser du contraste entre ses deux pères spirituels.

Il n’est pas de chapitre, en effet, sur lequel Viken ne diffère de moi. Alors que nous marchons vers le Père-Lachaise, je dis à Charles que je préfère ces hauteurs du onzième arrondissement, plus authentiques. L’authenticité ? C’est un mot que Viken (adepte de Bourdieu et de Derrida) considère comme “fasciste”. Ainsi que le mot pureté (je me souviens combien mon père aimait, lui, l’employer). Alors que Charles lui parlait du talent d’un ami commun, Viken aurait protesté car le talent n’est qu’une notion relative, déterminée par les paramètres sociaux. Il en va de même de la beauté, qui n’est selon lui qu’une affaire de perception à déconstruire. Je m’imagine le poussant dans ses retranchements, l’obligeant à choisir entre Michel Simon et Alain Delon, dévoilant tout l’absurde de son système. Je l’ai fait, d’ailleurs, en une série de mails qui nous ont menés de polémique en polémique, durant des années. A présent, je m’excite à distance contre cet adversaire absolu.

Il n’est pas un auteur que j’admire (de François Mauriac à René Clair) que Viken, à en croire Charles, ne considère comme ringard. Rien de ce qui touche le passé ne trouve grâce à ses yeux, il ne se passionne que pour la modernité, la post-modernité, l’actualité. Balzac, pour lui (il me l’a dit un jour), n’est pas davantage qu’un journaliste. Il ne l’intéresserait que s’il écrivait dans Médiapart. Au reste, il ne lit pas de romans. Il admire Céline et Duras. Tout ce que je déteste. J’ai l’impression qu’à chaque fois, il coche la mauvaise réponse (c’est-à-dire le contraire de la mienne). Le coup de grâce, c’est son refus de lire mon dernier livre Souvenirs/Ecran. Il ne serait prêt à le faire que si je lui envoyais le PDF. J’ai juré de ne plus lui adresser la parole tant qu’il maintiendrait cette position.

Charles en rajoute une couche, en me disant que Viken s’ennuie à la campagne et n’aime pas les animaux. Pour lui, un chat n’est qu’une chose. Je pousse un cri indigné, qui le fait éclater de rire, et avouer qu’il m’a fait marcher. Je continue, inlassablement, d’analyser à voix haute ce personnage qui menace mon fragile territoire.



1 Commentaire
  • Daniel Laudic
    Posté le 16:11h, 07 janvier Répondre

    On vous pardonnera votre détestation de Céline et Duras.

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