03 Juin CHERCHEURS (6)
J’ai demandé à mes étudiants de regarder la seconde version de Nana, réalisée en 1955 par Christian-Jaque. Un film que j’ai bien aimé dans mon adolescence, où m’impressionnaient le jeu de Charles Boyer et l’évocation foisonnante du monde du spectacle sous le Second Empire. Je retrouve, en le revoyant, ce qui me plaisait à l’époque, et continue de me plaire. Les défauts me gênent davantage : la vulgarité de Martine Carol (bien sûr), la vulgarité surtout des situations et des rapports entre hommes et femmes. Quand elle chante Faut que ca saute !, j’entends une grivoiserie peu ragoûtante, là où je n’étais sensible naguère qu’à la désuétude de la musique. Quand Noël Roquevert la culbute au milieu des billets de banque, la puissante noirceur que j’admirais fait place à la bassesse. Les personnages ne sont mus que par les ressorts les plus triviaux, et la sortie même du comte Muffat, quand il assassine Nana (une invention de Jeanson et Christian-Jaque), déploie une cruauté en trompe-l’œil. L’ensemble est efficace, et fait grande impression à Charles, qui est un peu, à mes côtés, le gardien fidèle de l’adolescence.
Deux au moins de mes étudiants (sur les quelque cinq rescapés que j’ai pu retrouver sur Skype) ne semblent pas, eux non plus, avoir détesté ce film. Martine Carol a été jugée plus convaincante que Catherine Hessling, dans la version Renoir. Un garçon, déjà repéré la semaine dernière pour ses interventions pertinentes, s’amuse du parler années cinquante des interprètes, marqué dès la première scène où Jean Debucourt est censé être Napoléon III. Il voit bien les applications qu’on peut faire de tout cela à la société française de la IVeme République, enlisée elle aussi dans un régime sclérosé. Il est presque seul à parler. Deux jeunes femmes gardent le silence. Ainsi qu’un Asiatique, très beau, dont j’ai du mal à distinguer si c’est un garçon ou une fille. Il y a également un garçon qui me paraît intelligent, mais chacune de ses prises de parole s’accompagne d’un évanouissement de l’image, comme s’il devenait un hologramme. Régulièrement, un bug se produit et je me retrouve tout seul face à mon image, à moi, la barbe drue et désenchanté. Je ne suis pas très à l’aise, car l’écriture a été difficile, ce matin, et il m’en reste un sentiment de culpabilité, le sentiment de n’être pas tout à fait moi-même. Je débite de vagues généralités sur la “qualité française”, je les invite à voir Gervaise, Pot–Bouille, etc. Le cœur n’y est pas. Des anges passent, car je ne sais plus que leur dire. Je me raccroche, in extremis, à des considérations exaltées sur la tradition de la couleur locale (c’est-à-dire de l’adaptation comme moyen de coller à l’Histoire, là où les modernes creuseraient l’écart). Je me demande s’ils sont conscients de ma déroute. Je les quitte, parce qu’il faut bien, hanté par ces phrases en moi qui restent en suspens.
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