DÉRIVES (5)

Un homme siffle dans la rue. Je me suis installé devant mon ordinateur, un peu plus tard que d’habitude car la nuit a été difficile. Jusqu’à près d’une heure du matin, j’ai remâché mes obsessions, qui n’ont rien à voir avec l’actualité : ce sont celles-là mêmes qui me tourmentaient à seize ans, et qui tiennent à la structure de ma vie, de mon travail, de mon temps. Je me retourne vingt fois sur l’oreiller, faute de saisir un récit intérieur au cœur duquel je me sentirais en paix. J’essaie des subterfuges : l’heure qu’il est, et dont j’espère un coup d’arrêt rituel à mes pensées (comme on éteindrait la lumière). Le “passer outre”, qui me permettrait de conclure. La projection vers le lendemain, ou le retour à l’idée antérieure – mais tout cela est suspendu, ou ralenti. A la lettre, je vois ma pensée se décomposer, se disperser en d’innombrables questions qui ne trouvent pas de réponse.

Je reprends un antihistaminique, qui me tient lieu de somnifère. Mon esprit s’accroche, à nouveau, à un carcan vide, à une sorte de permis de dormir qui me serait délivré par une instance imaginaire. Un fantôme veille, à mes côtés, et veut qu’on lui paie son tribut. Ainsi mon père, lors de nos scènes quotidiennes, arrachait le fil de la télévision, ou déchirait mes partitions de musique, tant que je n’avais pas obéi à ses chantages. Ce souvenir ne me sert de rien. Je peux, dans le meilleur des cas, le redéployer, comme je l’ai fait dans La Tour de Nesle, en endossant le rôle du maître chanteur qui sème la terreur. Mais je reste, dans la nuit, l’enfant prêt à tout pour apaiser l’ogre.

Je pourrais, comme bien d’autres, me victimiser. Parler de l’emprise que cet homme a eue sur moi, revendiquer le droit de me reconstruire. Je n’entends là que des mots creux. Cela se passe ailleurs, ici. Alors que je finis d’écrire ce qui précède, la vieille dame au chien vient regarder, comme elle le fait dix fois par jour, si le chat n’est pas là. J’entends une voix qui se rapproche sur le trottoir, c’est un type qui gueule. “C’est scandaleux. Quand on voit où va la France. Tous ces locaux inoccupés, toute cette place perdue.” La vieille dame reste muette, l’homme surgit devant ma vitre, une casquette sur la tête. “Vous voyez bien que ce n’est pas occupé”, crie-t-il en désignant ma boutique, s’improvisant procureur. Je me lève pour lui clouer le bec, il disparaît sans demander son reste.




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