DÉRIVES (7)

Toujours difficiles, ces débuts de semaine où il faut se remettre à écrire. J’ai passé une mauvaise nuit, remâchant les obsessions de la veille qui, une fois les yeux rouverts, ne m’ont pas laissé un instant de répit. Je ne saurais les définir, elles portent sur un cadre à donner à mon existence, une rationalité à laquelle il manque toujours quelque chose. Je délivre le chat, qui miaule à travers la porte car il est dix heures du matin. Après s’être précipité sur sa pitance, il ne va pas tout de suite dans le jardin comme il en a l’habitude. Il se frotte contre mes jambes, à plusieurs reprises, comme s’il attendait, lui aussi, que je lui donne permission de s’élancer. Il se tient en arrêt devant la chatière, guettant une menace imaginaire. Et puis, d’un seul coup, il s’engouffre dans l’espace du dehors.

Je m’y hasarde, à mon tour, pour jeter une bouteille qui me reste du dîner d’hier soir. J’inspecte au passage le lierre, qui ne se presse pas de grimper, le mûrier qui commence à donner des fleurs. Je m’arrache à cette vision que j’aimerais heureuse. Je me débarrasse de serviettes usagées, je remets un verre à sa place dans le placard. Encore une image à laquelle je m’attache, quelques secondes, et que j’efface. Je sais qu’autour de dix heures cinquante, il faudra que je me mette à écrire, sous peine de mort. L’expression n’est pas excessive. C’est vraiment un abîme où je pourrais sombrer, si je ne me pliais pas, en chaque début de journée, à ce rite invraisemblable.

Mon esprit est gris, ma tête embrumée par l’alcool et l’insomnie. Je recule le moment de m’installer devant mon ordinateur, en allant chercher le câble pour recharger mon téléphone. J’envoie un message Facebook à quelqu’un avec qui je dîne, ce soir. Je me suis fabriqué un petit scénario, à la sauvette, pour justifier les deux ou trois heures que je vais consacrer à l’écriture. Je sens que cela ne suffira pas, que de nouveaux obstacles vont se manifester. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je pourrais raconter.

A travers la vitre, j’aperçois une amie qui passe, masquée, et semble ralentir le pas. Je baisse la tête vers mon ordinateur, affectant d’être concentré sur mon travail. Elle s’est arrêtée, cherchant à me voir. Cela dérange tous mes plans – et j’en suis d’autant plus énervé que l’amie en question, depuis un an qu’il a paru, ne m’a pas dit un mot de mon dernier livre. Il devient impossible d’ignorer sa présence. Je relève mollement les yeux, en les fixant vers le lointain. Elle me fait de grands signes. Je fais de même, comme si je la découvrais à l’instant. Je vais chercher les clés à l’autre bout de l’appartement. De retour, j’ai le faux espoir qu’elle soit partie dans l’intervalle.

Elle revient s’encadrer dans l’entrée de ma boutique, à une distance respectueuse. Elle passait par là, rendant visite à sa mère. J’essaie de reporter notre échange à une prochaine dînette, selon l’expression consacrée. Elle me dit que ce n’est pas pour tout de suite, qu’elle et son compagnon ont trop peur de contaminer leur entourage. Du coup, je reste à discuter ; rongé, intérieurement, par la culpabilité de ne pas écrire. Je lui propose de lui téléphoner dans la semaine. Il faut quand même tenir quelques propos de circonstance. Elle me dit comment s’organise leur vie depuis deux mois. Je lui parle (en détournant les yeux) du temps que j’ai eu pour écrire. On s’accorde pour vitupérer ce confinement qui pallie l’inefficacité du gouvernement. Il faudrait financer des tests à grande échelle. Elle admire mon chat, celui de Charles surgit et fait mine de s’aventurer dans la rue. Je le rattrape, affolé, de mon bras droit qui me fait mal. On se dit au revoir.

A peine a-t-elle disparu de mon champ de vision, je retourne à l’ordinateur. Il faut que je m’y mette tout de suite, sans perdre l’occasion qui vient de se présenter. J’ai trouvé, dans cette scène évanescente, mon sujet.




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