14 Fév FICTIONS (5)
Grande consommation de nanars, le soir, après que j’ai fini de dîner. C’est devenu presque une drogue, il n’est pas rare que j’expédie la conversation avec X ou Y pour me retrouver plus vite devant un film. Le chat me tourne autour, je lui laisse une place sur le canapé. Je goûte une défaite absolue de la pensée, dans ces descentes aux enfers du cinéma de papa. Seules m’y retiennent la tête d’un acteur, l’estimation de l’âge qu’il devait avoir à cette époque (et que je vais, le lendemain, vérifier sur Wikipedia en même temps que sa date de décès). Je renonce, bien souvent, à comprendre les méandres de l’intrigue. J’attends de ces pauvres fictions qu’elles m’entraînent dans leur néant.
J’ai touché le fond, ces derniers temps. Il y a eu la Madame Sans-Gêne de Christian-Jaque et celle de Roger Richebé, à peu près égales en nullité. L’une donne dans le grand spectacle en couleurs, l’autre dans la théâtralité académique. Mon cœur balance pour cette deuxième option (et première mouture), parce qu’elle procure une vague idée de ce que pouvait être la pièce, à sa création un demi-siècle plus tôt. Maurice Escande, Aimé Clariond jouent dans la tradition qu’ils connaissaient. Celui-là fait rouler sa voix, celui-ci plisse les yeux, en adoptant une posture face caméra qui renvoie aux avant-scènes de 1900. Comme en 1900, les silhouettes s’inscrivent dans des décors trop grands, le cadre de scène et ses dorures ne se laissent pas oublier. Je me moque de ces conventions, elles m’émeuvent.
Il y a eu Monsieur Grégoire s’évade, un polar biscornu où Bernard Blier, petit employé qui gagne aux mots croisés, se paie une seconde peau parmi les durs. Il y a plein de rebondissements invraisemblables, et l’énigme se dénoue, à la fin, sous l’effet d’un deus ex machina qui laisse perplexe. Je ne me suis pas concentré sur les détails, je me suis seulement attaché aux traits vieillis de Jules Berry (que mon père allait croiser, peu après, dans l’hôpital où il suivait des cours de médecine), aux minauderies d’Yvette Lebon que je devais interviewer, à Cannes, quelque soixante années plus tard. Je me balade dans tout cela comme dans un album de famille, où je mesure le temps qui passe.
Je pourrais encore parler de La Banque Nemo, que je croyais interprété par Alice Field, au vu hâtif du descriptif que présente YouTube. Pendant toute la première séquence, je me suis évertué à projeter, sur cette jeune femme qui pérore dans un restaurant, la vieille dame autoritaire aperçue dans un Au théâtre ce soir. Et puis, je me suis aperçu que l’Alice du film était Alice Tissot, et que l’actrice du restaurant était Mona Goya. Minable preuve de la vacuité de mes émois. Je me suis replié sur les apparitions de Victor Boucher, sur son nez qui bizarrement prolonge son front sans solution de continuité. Il est bien tel que le représentent les photos de La Petite Illustration. Il existe, avec une trivialité dans les effets qui nuance l’admiration dont il faisait l’objet. Il a un côté vieille France qui me ravit, pourtant on se dit que lui aussi devait faire l’amour.
C’est justement le sujet du film vu hier : Le Rosier de Madame Husson, première version par Bernard Deschamps du roman de Maupassant. Cela ne passe bien sûr que par des clins d’œil égrillards, des sous-entendus. Mais la mise en scène est tellement ralentie par les pesanteurs du début du parlant (ce que j’appelle le style entre chien et loup), et par les intentions esthètes du réalisateur, que le sexe empêché acquiert une qualité onirique. Fernandel, tout jeune, est presque beau, et ses efforts pour perdre sa fleur, alors qu’on vient de le couronner comme rosier, gravitent dans une apesanteur silencieuse. Il y a notamment un moment, à l’issue du banquet, où toutes les femmes le fixent d’un air lubrique, sans dire une parole. On ne peut pas pousser plus loin les limites de l’indécence, dans la mesure même où rien n’est dit, ni montré. On se tient à l’extrême bord du précipice, dans une malédiction qui traverse cet “âge d’or” du cinéma français, qui est peut-être aussi la mienne.
Michelle Herpe
Posté le 17:01h, 19 févrierLu, amusée, un peu perdue.