GARÇONS (9)

Retour mélancolique de chez ma psy, hier soir. J’essaie de définir ce que serait ma vie, sans l’ombre portée de mon père (j’ai écrit : ma père), qui délimite et censure mes pensées ou mes actions. Je me suis rappelé ces phrases qu’il me répétait, comme un slogan terrifiant : “Tu ne sais pas renvoyer l’ascenseur”, “Tous les autres vont te passer devant.” Cette phobie de l’échec qu’il m’inoculait, que j’ai contournée malgré tout, qui domine mon répertoire érotique. Je me compare à un accordéon, plus ou moins souple ou figé, selon le registre.

En marchant, je poursuis ces variations. Je m’efforce de ne pas envisager l’avenir du strict point de vue chronologique, qui m’obsède et m’enferme. J’opère des glissements, je vois ma vie à travers un panoramique filé qui rend mes missions, soudain, plus légères. La temporalité reprend ses droits. J’arrive à dessiner un plan qui ne soit point trop aliénant, à ranger mes projets dans des cases un peu fluides. Je marche avec allégresse. Le schéma me rattrape, exige d’être élucidé, validé. Je m’interroge sur le pourquoi de cette contrainte.

Je m’abandonne aux rencontres, dont j’aimerais qu’elles me débordent. Près du couvent des Bernardins, un prêtre, grand et sombre, et dont je ne vois que le dos, converse avec une femme dont il cache le visage. Un jeune homme fait son jogging, s’éloigne, s’échauffe sur place, revient à mon niveau sans que ses yeux se fixent sur ma personne. Sur les quais, au soleil, d’innombrables garçons et filles sont assis, faisant mine de tremper leurs pieds dans l’eau. J’ai une bouffée d’amour pour ces gens. Je saisis vaguement, au passage, des silhouettes ou bien des phrases. Je suis projeté dans une rêverie, qui me reprendra tout à l’heure, sur le goût du bonheur qui caractérise les Français. Nul peuple ne le porte à une telle intensité.

L’étau de ma pensée s’est desserré, me laissant libre de m’intéresser aux autres. Il y a toujours, boulevard Richard-Lenoir, cette file d’attente pour les Restos du cœur, où dominent les hommes. De petits groupes se forment en marge du cortège central, et je marche parmi eux. Contre l’église Saint-Ambroise, des types sont affalés, canette en main. L’un d’eux attire mon regard, il s’en étonne : j’hésite à m’échapper trop brusquement. Je retrouve une trace des ardeurs de la quinzième année, en voyant venir à ma rencontre des inconnus avec qui. Un homme d’une trentaine d’années, assez neutre, qui traverse la rue en sens inverse, et dont les yeux glissent loin des miens. Je me retourne, il continue son chemin.

Le scénario se reproduit, cinq minutes après. Un jeune homme s’avance sur le trottoir, mon regard s’accroche au sien, qu’il détourne. Je m’arrête, espérant et redoutant un signe venant de lui. Il demeure le dos tourné, consultant un plan ou je ne sais quoi. Je reprends la route du retour, assez fier de cette flamme que j’ai réveillée.



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