MAISONS (6)

Ce samedi matin est difficile. En me penchant, peu après m’être levé, j’ai ressenti au côté gauche une douleur qui ne s’en va pas. Je respire fortement, à plusieurs reprises. Il y a toujours ce malaise au fond de ma poitrine. J’imagine un début d’infarctus, un symptôme de cette lègère dilatation de l’aorte ascendante qu’on appelle moins poliment un anévrisme. Charles, à qui j’en fais part, me dit que si c’était un infarctus, l’oppression s’inscrirait dans une région plus basse. J’éprouverais une fatigue. Ce serait signalé par une douleur au bras. Je me rassure avec ces rudiments, je me dis que c’est sans doute lié à la position que j’adopte, couché, pour éviter le bras qui me fait mal.

C’est toujours là, pendant que j’escalade la rue de Ménilmontant, pour retrouver Antoni qui doit m’emmener en Bourgogne. Je n’ai pas eu la force d’annuler. Mon souffle est bon, ma marche est facile, d’autant que j’ai perdu quelques kilogs. J’aimerais être heureux de cette escapade, de cette entorse à mon quotidien monotone. Il y a sans cesse un fatum, caché en moi, qui me veut condamné. La conversation en voiture m’aide à me croire libre, même si cela resurgit dans les temps morts. Sur l’aire de repos au bord de la route, je guette mon angoisse. Je la dissimule sous de grands sourires, des tirades drolatiques sur les grotesques de notre époque. Antoni est accompagné de sa jeune amie, qui partage nos sarcasmes sur les bien-pensants, sur les empêcheurs de désirer qui l’on veut. J’ai remarqué qu’en présence d’un tiers féminin, mon désir de briller est décuplé.

On monte jusqu’aux hauteurs de Joigny, qu’il veut me faire découvrir. Il y règne une atmosphère de Moyen Age déserté, une beauté inutile. On entre dans une église à la date incertaine, point trop restaurée car la ville (ai-je appris dans mes investigations en ligne) est sinistrée économiquement. Les institutions qui la faisaient vivre (armée, etc.) ont été supprimées l’une après l’autre, sous l’ère Sarkozy. Il n’y a quasiment personne dans les rues, où nos voix résonnent. Antoni me désigne des faces gravées dans la pierre, d’étranges chimères. Je finis par trouver un charme à cette solitude. Je le répète plusieurs fois, comme pour me convaincre d’acquérir la maison, non loin de là. J’interroge le patron d’un troquet arty où nous déjeunons, afin de savoir jusqu’à quelle heure ils servent, le soir.

On calcule, téléphone en main, combien cela prend en voiture pour aller de la gare à la maison : cinq minutes. Antoni voudrait que je m’achète une auto électrique, mais je répugne à l’idée des leçons de code et je me fais fort d’effectuer le trajet à vélo, même par mauvais temps. C’est du moins ce que je dis à la cantonade. En mon for intérieur, ces sept kilomètres à traverser me font peur. Il paraît qu’on peut accoler à la bicyclette un signalement lumineux. Je rêve d’un chemin de campagne, fût-il tortueux, qui rendrait tout cela moins effrayant. Le chien, depuis la maison à côté, aboie plus que jamais. Le propriétaire le fait rentrer chez lui, à la demande d’Antoni qui souhaite vérifier l’état du mur arrière de ma future (?) demeure. Le type a fait refaire le toit de la sienne, en tuiles toutes neuves et moches. Cela a coûté cinquante mille euros. L’agent immobilier, qui vient d’arriver, ne semble pas ravie de nous voir mener l’enquête.

Antoni s’amuse à jouer l’emmerdeur, celui qui va tout inspecter et pinailler, pour faire baisser le prix. Il pousse les hauts cris, en constatant que la toiture ondulée des petits cabanons est recouverte d’amiante. La dame affecte de croire qu’on peut laisser la chose en suspens. Il s’inquiète du salpêtre qui mange le mur d’une grange, des dénivellés de la toiture. Ces considérations techniques m’intéressent peu. Je suis à l’écoute de cette angoisse, dont j’aimerais qu’elle cesse ; dans l’attente d’une exaltation, qui ne revient pas. Je suis devenu étranger à cette scène, investie avec tant d’enthousiasme la semaine dernière. Je l’aide à traîner une lourde échelle vers le grenier, qu’il explore, et dont il me rapporte des images.

Il me photographie devant un mur dont le papier peint se décolle, près d’une cheminée forclose. Il dévoile, sous la moquette, des tomettes qu’on pourrait ravoir. Elles sont recouvertes de pages de journaux. Dans l’espace du fond, un bizarre autel se dresse, fait d’un renfoncement au-dessus de la cave. De vieux disques, des livres défraîchis y subsistent. Il faudrait abattre la cloison qui n’est pas porteuse, cela ferait deux grandes chambres plutôt que cette entrée qui ne sert à rien. On ouvre les fenêtres, et le soleil pénètre dans ces pièces que je croyais sombres. La jeune Romane est séduite par les lieux, je déchiffre, sur son visage, les signes qui me donnent envie d’acheter. Antoni est plus prudent, il donne le change auprès de la dame de l’agence. Il demande s’ils sont plusieurs, à liquider cette succession. “Ils s’entendent bien”, répond-elle. Elle porte une espèce de doudoune de couleur criarde, elle consulte nonchalamment ses messages, le laissant mener la visite à sa guise. Elle nous prie seulement, à l’instant du départ, de remettre l’échelle en place.

Il me dit que cela vaut le coup, sous réserve que je fasse baisser le prix. Il y a du potentiel. Il critique cette femme qui, à la seconde visite, n’apporte même pas les diagnostics, et feint de juger bénigne la présence d’amiante. Il estime à dix ou quinze mille euros le montant des travaux à prévoir, ce qui ne me paraît pas la mer à boire. C’est le moment d’emprunter, en cette période où les taux sont au plus bas. J’entends ces arguments raisonnables, qui m’apaisent sans emporter ma décision. Il y faudrait un lyrisme qui m’a abandonné, aujourd’hui. Ce poids dans ma poitrine m’empêche de penser à autre chose. Alors qu’on s’enfonce dans les profondeurs de la Bourgogne, où il vient d’acheter une maison, je mesure le caractère étriqué de mon projet. Plus on descend dans le sud, plus les paysages sont vastes, vallonnés, verdoyants. On s’arrête sur un promontoire, orné d’une église et d’un arbre spectaculaire, et d’où l’on a une vue panoramique. Le village où il a pris ses quartiers semble sorti d’une chanson de Trenet. On visite une école, qui est à vendre pour quarante mille euros, qui donne sur un château de conte de fées.

A l’arrière, une baraque hideuse, depuis laquelle une femme nous fixe d’un œil patibulaire. Je prends des photos ; je vérifie, à tête reposée, les trajets possibles ou plutôt impossibles, car il faudrait prendre le train pour Nevers (deux heures), espérer une correspondance, reprendre un bus (une heure), voire faire du vélo. Pas question que j’en aie le courage. Je me contente d’admirer sa maison, à lui, tellement conforme à l’idéal du bonheur bucolique. On se croirait dans Conte de printemps d’Eric Rohmer, à l’ombre de ce cerisier auquel la jeune femme goûte, sans hésiter. Je n’ose m’installer dans le hamac, d’où j’ai peur de ne pouvoir m’extraire. On se promène le dimanche matin en forêt, et je me contorsionne pour passer sous une barrière. Mon malaise m’a quitté, mais je ressens mon corps comme une masse inerte, rouillée, avec un pull qui ne ressemble à rien et que je secoue, de temps à autre, pour chasser la poussière.

M’ayant vu dans un extrait de ma Tour de Nesle, il m’a trouvé “bon acteur” et me propose de jouer le rôle du père de Georges Bataille, dans un film qu’il prépare sur l’enfance de celui-ci. Un paralytique, aveugle, et qui pisse sur lui. Cette image de moi m’horrifie. En rentrant vers chez moi, je croise une jeune fille en larmes, reflet de mon âme. En parlant avec un ami, le soir, j’admets que la rencontre amoureuse serait possible si j’occupais le rôle du père.




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