27 Déc MEMOIRES (6)
Lecture d’un livre de Béatrix Dussane, que j’ai commandé sur Rakuten. Cela s’intitule J’étais dans la salle. Elle y fait la chronique des spectacles vus à la fin des années cinquante, au début des années soixante. Il y a quelques bonheurs de plume, des hypothèses de bon sens sur la vogue de Kafka ou d’Ionesco. Elle raconte sa découverte d’Ubu roi, au début du siècle. Chacune des interprétations de répertoire qu’elle décrit renvoie à une tradition, dont elle se veut la mémoire. Elle n’est pourtant pas réfractaire à des formes de théâtre plus modernes. Vertige du lien impossible, entre cette actrice qui débuta auprès de Mounet-Sully et cette spectatrice d’En attendant Godot. Elle suspend le temps passé de sa carrière, en se faisant l’arbitre des tendances récentes.
J’apprends grâce à elle que Marie Bell joua Clytemnestre, dans une Orestie montée par Jean-Louis Barrault. A moi qui croyais tout savoir de cette tragédienne que j’idolâtre, cela donne un nouveau vertige. C’est la rencontre entre une figure de diva, liée pour moi aux prestiges fanés du Boulevard et de la Comédie-française, et l’austérité instaurée par le règne des metteurs en scène. Je n’ose imaginer qu’il existe une quelconque captation de cette Orestie. Vérification faite, on en trouve deux versions de trois heures chacune, sur le site de l’INA (avec des scansions musicales de Pierre Boulez). J’écoute les tirades de Clytemnestre, me souciant peu du reste. Marie Bell joue cela dans la fureur, dans le feu, en modulant sa voix onctueuse pour déraper parfois vers des hauteurs incontrôlées. Sa technique n’est pas impeccable. Ses effets sont monotones. Elle est cependant applaudie, à chacune de ses sorties. Elle incarne, jusque dans ses scories, les splendeurs de la mère phallique.
Ces métaphores et ces mystères finissent un peu par m’ennuyer. En poursuivant mon écoute intermittente, je tombe sur un enregistrement qu’elle fit, en 1949, de La Marche nuptiale d’Henry Bataille. C’est beaucoup plus amusant. Il y avait là Jean Chevrier, Henri Guisol. Elle tient le rôle de Grâce de Plessans, une enfant de la grande bourgeoisie de province qui se mésallie avec son prof de piano. Même dans la pauvre mansarde où ils se réfugient, pour échapper aux rigueurs d’une famille qui l’a reniée, Marie Bell semble évoluer en robe de soirée. Veux-tu du lait ou de la bière ? Elle fait traîner ce dernier mot au delà du raisonnable. J’ai marché sur la traîne immense de ta robe. Ce vers d’Henry Bataille était, selon Aragon, le plus beau de la langue française. Je bifurque sur cet auteur 1900, dont j’ai aimé, à quinze ans, La Vierge folle, que j’enregistrais tout seul au magnétophone. Il y a chez lui un sadisme, et un lyrisme, qui font craquer les coutures du théâtre bourgeois où il s’illustra.
Cette Marche nuptiale, Marie Bell l’avait jouée en 1939, à la Comédie-française. Je m’aventure sur Gallica dans la revue de presse de l’époque, où la pièce était déjà rejetée comme une vieillerie. Je songe que Pierre Dux, qui mettait en scène cette vieillerie, fut à son tour un vieillard saisi par le démon de la modernité. Je cherche, un peu partout, ces connexions folles entre passé et présent. Des signes, peut-être, que le temps n’existe pas. J’écoute une émission de France Culture d’il y a vingt-cinq ans, où un jeune homme exalté vante la “circulation du désir” chez Henry Bataille. Je le repère sur Facebook, je le demande comme ami, il m’accepte.
Le soir tombe, je glisse dans une douce euphorie, aidée par le vin. Des voix masculines discourent de ce poète de l’enfance, et de la nostalgie. Son visage, dont il existe peu de photos, ne m’inspire guère. Ses vers, que je parcours sur des pages de morceaux choisis, sont marqués d’une emphase baudelairienne qui ne me convainc pas. C’est plutôt le processus qui me touche, le mouvement par lequel je m’approprie quelqu’un qui avait à peu près sombré dans l’oubli. Le fait que ce dramaturge, si enfoncé dans son époque, soit quand même un poète dont on fouille les cendres. Au fond de la forêt terrible de l’amour. C’est ainsi que s’achève l’un de ses poèmes, où il évoque le nom que nous donne qui nous aime. J’en frissonne.
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