MERES (1)

Voici plus d’un an que je n’ai rien écrit (ou presque), me laissant envahir par la finition d’un film qui a pris des proportions incalculables. Il fallait bien que je l’achève, cette Tour de Nesle qui m’avait coûté tant d’argent, de plans sur la comète, de cris et de grincements de dents. J’y passe l’épisode central dans une prison, ligoté, à la merci d’une reine cruelle. Je m’y enfonce dans la fiction, une fiction qui me parle de mon père, de son rapport aux femmes, de ses désirs – et de bien davantage encore. De ses stratégies pour faire chanter les autres, avec toute l’ambiguïté que ce terme implique. Les rendre coupables, mais aussi libérer je ne sais quelles puissances d’imaginaire.

Cette maison qu’il a construite pour moi, elle me pèse, ce matin, même si le montage n’est pas encore tout à fait terminé. Il va encore falloir passer des heures à écouter les claquements de porte, les bruits de chaise, à caler à la fraction de seconde près tel ou tel fragment de musique. A faire des chèques, à faire des calculs. A se demander, en pleine nuit, comment imposer cet objet bizarre à des gens qui n’en veulent pas. Je porte, à bout de bras, cette histoire qui n’est même pas la mienne et dont je me suis chargé par une fidélité absurde.

Cela réveille des obsessions. Des scrupules. Je me reproche de n’avoir pas joué telle scène comme j’aurais dû la jouer, de m’être saoulé de champagne (que je camouflais dans une bouteille thermos), croyant surmonter ainsi les fatigues du tournage : cela m’a galvanisé, à tel moment ; cela m’a écrasé, à d’autres. Je m’épuise à avoir une vue d’ensemble de cette peuplade de petits instants échappés au néant, et qui sont censés raconter quelque chose. Quoi, au juste ? Certes plus la pièce d’Alexandre Dumas, que j’ai confisquée à mon profit. Peut-être précisément, en fin de compte, ce sentiment d’être l’otage d’une fiction voulue par autrui. Je reconstruis des images qui m’ont fasciné. Je cherche sans y arriver à faire jouer la clé dans la serrure.

Les vitres du bureau où je travaille sont opaques. L’artisan qui devait tout repeindre en bleu a laissé en plan cette partie, gagnée par l’humidité, encore recouverte d’un film plastique. J’entends les cris des enfants au fond de la rue, des bribes des conversations des gens qui passent. Tout à l’heure, alors que je venais de récupérer mon courrier (seul contact que j’ai avec l’immeuble que j’habite), un homme a fixé son regard dans le mien. J’essaie de chasser de mon esprit les idées noires : celles, sourdement, qu’éveille la lecture d’un article que je viens de parcourir dans Mediapart, et qui recense tous les dérapages verbaux des journalistes du Masque et la Plume. Tout cela n’est pas bien réel. Tout le monde se raconte des histoires, pour ne pas voir la mort ou quelque chose d’essentiel qui aiderait à rester vivant.

Je voudrais ne pas céder au pathos. Ne pas m’enfermer, encore une fois, dans un récit dont je prétendrais maîtriser les tenants et les aboutissants. Par exemple, j’aimerais chroniquer cette lubie qui m’a pris de m’acheter une maison, grâce à un petit pécule que m’a valu la vente d’une chambre dans le Marais. Je résiste pourtant, lorsque je visite des lieux, lorsque je m’achète un livre (La Maison d’Apre-Vent), à la tentation de me projeter dans le livre à venir, de savoir d’avance ce qu’il va contenir. Ce couple d’altermondialistes (on aurait dit naguère des hippies) qui nous a reçus avant-hier, ma mère et moi, pour nous vanter leur chalet autosuffisant à futurs panneaux solaires, je les voyais déjà comme des personnages. Je m’entendais leur poser des questions indiscrètes, je réécrivais mentalement notre rencontre.

Sous l’œil de mon Iphone, dans le train, ma mère prenait des poses chavirées. A travers la fenêtre poussiéreuse du compartiment, on voyait passer des gares désertes, des villages et des villes qui n’avaient même plus de forme. On faisait la sieste. Je lui lisais, en essayant de couvrir le vacarme des roues, un texte de Rohmer sur Bunuel. Comme si rien ne s’était passé, depuis ces après-midi d’autrefois où elle repassait des chemises et où je me plantais devant elle, lui déclamant des pièces de répertoire. Il y avait quelque chose d’absurde dans cette énième équipée. Moi, engoncé sous une casquette et une écharpe nouvellement achetées aux Galeries Lafayette, ruminant sous la pluie mes bonnes résolutions. Elle, s’accroupissant en tremblant sur le marchepied du wagon, persistant à me suivre, tout en me reprochant de ne pas jouer mon rôle de bâton de vieillesse. Les gens en train de nous regarder, de lui demander si elle n’a pas besoin d’aide, me renvoyant à l’opprobre d’être décidément un fils coupable. Je n’en ai cure. Je cherche un autre lien entre nous. Un lien qui remonte à l’enfance et qui n’a que faire du temps qui passe, des griefs, des rides, des ruines. Un lien qui n’a que faire des liens.

1 Commentaire
  • Laure Fardoulis
    Posté le 15:30h, 05 octobre Répondre

    Je te reconnais bien Noël dans ce train
    t interrogeant en continu sur ton passé , alors que le paysage s efface d instant en instant,
    ton passé jamais effacé….

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