22 Sep RÉSEAUX (5)
Ce dimanche, c’était mon anniversaire. En me levant, je me disais que ce serait au moins l’occasion d’une exception à mon régime, et d’une bouteille de champagne. C’était compter sans Facebook. Dès neuf heures du matin, les messages fleurissaient sur mon mur, provenant pour la plupart de gens avec qui je ne communique jamais en temps normal. Des danseurs russes, des cinémathécaires brésiliens croyaient bon, tout à coup, de m’envoyer des bouquets, de me souhaiter dans toutes les langues un happy birthday. D’autres, plus affûtés, adaptaient leurs vœux à l’air du temps en me souhaitant une bonne quarantaine, un heureux confinement, etc. Que répondre ? J’ai cherché, parmi ces messages, ceux qui émanaient de gens que je connais, et j’ai posté à leur intention un petit cœur. Pour le reste, je me suis contenté d’un simple like.
Il y a aussi tous les messages perso, dont l’agrément est diminué du fait que sans Facebook, personne ne songerait à votre anniversaire. Il faut trouver, pour chacun, une réponse un peu originale, alors que ce qu’on vous écrit, c’est toujours la même chose. J’espère que malgré le confinement, et ainsi de suite. Malgré tout, j’ai plaisir à voir resurgir Untel ou Unetelle. La petite copine d’un ami, d’habitude inséparable de celui-ci, a choisi de se replier seule plutôt que de subir sa famille. J’affecte de m’en désoler. Je rumine un début d’amertume – parce que Charles, à dix heures passées, ne m’a toujours pas souhaité mon anniversaire. Il ne m’a même pas dit bonjour en se levant. J’attribue cela à la migraine ophtalmique qui, dit-il, l’a tourmenté cette nuit ; à son côté anticonformiste, anti-famille. On ne change pas les gens. Cela ne l’empêche pas de m’aimer. Je poursuis ces pensées en regardant un film de Pabst, qui évoque la montée de la paranoïa antisémite dans la Hongrie des années 1880. Aux horreurs que réveille cette histoire, et qui m’impressionnent grandement, se superpose mon sourd malaise.
Interrompant le film, il pose sur mon bureau un paquet de gâteaux, qu’il a dénichés dans l’une des rares pâtisseries encore ouvertes. “Joyeux anniversaire”. Je suis très touché de cette petite mise en scène, et reprends mon visionnage, remettant à la pause thé le moment de répondre à Arthur, qui me bombarde de SMS. Ma mère me laisse deux messages vocaux. Le premier est ce qu’on pouvait attendre. Le second marque son impatience de n’avoir pas de réponse. A part prendre ma douche, qu’est-ce que je peux bien faire. Je rappelle Arthur, je rappelle ma mère, inhabituellement gentille. Elle m’avoue que sans lui, elle ne se serait pas souvenue de mon anniversaire. Elle perd la notion du temps. Elle m’embrasse. Elle m’a envoyé un texto plein de petits cœurs. Ce n’est pas si fréquent.
D’autres échanges, avec des gens qui ne se rappellent pas forcément cette date. Peu importe. Je me sens prêt, aujourd’hui, à aimer tout le monde. Je noue, avec des inconnus croisés sur Facebook, un dialogue qui brûle les étapes. Joyeux dernier anniversaire, m’écrit un ami au style caustique. Il me donne rendez-vous ce soir, à vingt heures. J’ignore à quoi il fait allusion. Sur mon bureau, autour duquel on s’apprête à dîner, Charles dispose bizarrement deux bougies. Aux fenêtres du quartier, on entend, comme chaque soir à huit heures, des applaudissements destinés au personnel hospitalier. On fait un commentaire un peu cynique, du genre : ils se donnent bonne conscience. Voilà que je vois surgir, sur l’écran de mon ordinateur, un, puis deux, puis trois visages amis. Charles a organisé un chat collectif. Je ne sais plus où donner de la tête. Je souffle une bougie. Chacun y va de son petit mot affectueux, souvent inaudible, ou audible avec un temps de retard. Du coup, je me sens obligé de faire des formules bien sonores, qui vont imposer le silence et faire rire toute la galerie. J’ai hâte que se termine cette représentation. On se fait des grands signes d’au revoir, en entonnant l’air d’Aglaé et Sidonie, dans les dessins animés de notre enfance. C’est comme une série de caricatures qui s’éteignent, l’une après l’autre.
Il m’en reste une émotion. Nous sommes plongés, ces jours-ci, dans un monde encore plus virtuel que d’ordinaire. La vie reflue, se raréfie, et se réfugie sur internet. Les rues sont désertes, les messageries surpeuplées. On va peut-être mourir sur notre île, mais ensemble.
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