CHARLES (1)

Mal dormi dans la nuit de samedi à dimanche, à cause de mes angoisses existentielles ou plutôt structurelles, qu’un rien suffit à réveiller. En l’occurrence, ces remontées gastriques qui me traversent par intermittences, mêlées, cette fois, d’une inquiétude nouvelle : une douleur quand j’avale ma salive (ou, la veille, quand je mange). C’est apparu il y a quelques jours, puis cela a disparu. J’ai cru bon de m’en amuser avec Charles (il se trouve qu’une amie à lui vient de mourir, à trente ans, d’un cancer de la gorge dont il m’a décrit les symptômes : douleur, tumeur. Le lendemain, je me croyais atteint du même mal. Une fois ce fantasme évanoui, je reprenais la satire de mon hypocondrie). Voilà que cela revient, plus aigu, même en dehors des repas. Quant aux aigreurs de digestion, elles me hantent toute la nuit, entrecoupées de cette douleur qui semble se déplacer dans la cage thoracique. J’ai peut-être attrapé le COVID-19. C’est surtout le spectre du cancer qui revient à la charge, estompé par cette itinérance qui ne cadre pas avec les symptômes.

Abruti par un énième comprimé d’anti-histaminique, je me lève péniblement vers dix heures trente. Je donne à manger au chat, avec toujours cette angoisse qu’il va falloir affronter au grand jour. J’arrive à l’oublier un peu, cette angoisse, au moment de me mettre à lire. C’est même la première fois que je prends du plaisir à cette Maison d’âpre-vent, dont jusqu’ici m’ont embarrassé les digressions, les parenthèses, les figurants à foison. Il y a notamment une page qui me fait grand effet. Celle où la jeune Esther Summerson, à l’église, est confrontée à la mystérieuse Lady Dedlock en qui elle reconnaît une figure déjà vue. Ce voile des péripéties romanesques qui se soulève, pour faire surgir la situation toute nue, avant de retomber à nouveau. Cela me parle profondément. Le fait d’avoir dormi tard y ajoute, ainsi que le désir de m’arracher au néant qui m’a enveloppé tout au long de la nuit. Charles achève de dissiper mes frayeurs, en me disant qu’il a eu lui aussi des aigreurs d’estomac. Je le soupçonne de dire cela pour me complaire.

Je passe à un autre livre. C’est Crime et Châtiment, où Raskolnikov se voit pour la première fois confronté à Porphyre. Aux va-et-vient de la première partie succède un certain resserrement de l’enjeu dramatique. Les forces en présence s’incarnent, dans leur dimension philosophique mais avant tout sous la forme d’un piège, qui fait mes délices. Je m’efforce de déchiffrer les idées de Dostoïevski : la critique du socialisme, et du mythe du surhomme, auxquels il oppose un humanisme chrétien. Cela ne m’intéresserait pas autant s’il n’y avait pas cette théâtralité puissante, cette espèce de violence du sens. L’inconscient, ici, est comme un livre ouvert où tout s’organise selon une logique absolue. Même lorsque Raskolnikov rêve à des coquilles d’œuf, ou à tel autre motif qui s’associe librement à celui-là, cela doit être. Je me réfugie dans cette structure.

Un bonheur presque suprême m’effleure, à la lecture. Les murs bleus, le soleil qui traverse la vitre, les cloches de l’église Saint- Ambroise qui résonnent, parfois, tout cela devrait mettre le comble à ma plénitude. Il n’y manque qu’une infime absence de conscience qui me permettrait d’être. Je m’y abîme, par instants, mais le seul fait d’en jouir la rend suspecte. C’est une mise à mort perpétuelle à laquelle je suis obligé de me livrer, pour arriver à renaître de mes cendres. J’avance à marche forcée, écartant ces visions lumineuses ou ces préoccupations mesquines qui se mettent en travers de mon chemin. Je referme le livre, content d’être parvenu au bout de la deuxième partie. Plein de bonnes résolutions quant aux heures à venir.

J’ai mal en mangeant. Un lien sur lequel j’ai cliqué sur Twitter, et qui concerne un collègue de lettres plus successful que je ne le suis, m’a causé quelque amertume. Je choisis, après déjeuner, de fuir ces futilités d’actualité pour chercher les adaptations dostoïevskiennes sur l’INA. Voici une dramatique tirée de Crime et Châtiment, en 1951. C’est naturellement Michel Vitold qui incarne Raskolnikov. Il y a de bizarres effets de profondeur sonore, dont je me demande s’ils n’ont pas été faits au mixage. La voix du personnage principal est très proche, celle des comparses se perd dans le lointain. Ils essaient d’y mettre le ton, mais on devine qu’ils n’ont pas assez répété et leur diction est molle. Ils ne croient pas à ce qu’ils racontent. Je suis intrigué, en même temps, par le sentiment de proximité que donnent ces enregistrements des années cinquante, dont la technique n’est guère moins fidèle que celle d’aujourd’hui. Les trucs d’adaptation, eux aussi, sont interchangeables. L’auteur de celle-ci est une certaine Colette Godard, dont le nom était, beaucoup plus tard, celui d’une critique de théâtre au Monde. Je vérifie sur Wikipédia qu’il s’agit de la même personne.

Une autre version (un extrait, en fait, de la mise en scène de Gaston Baty) me séduit davantage. L’acteur expédie son texte sans grande rigueur, mais il l’a déjà rôdé à la scène et l’on s’en rend compte. Il met un peu de ferveur, mêlée d’emphase, à l’agenouillement de Raskolnikov devant Sonia, devant sa souffrance qu’il voit rayonner. Je m’agenouille, intérieurement, devant ce spectacle. Cette exaltation du malheur peut sembler à d’autres réactionnaire. Elle fait résonner en moi une corde sensible (une sensiblerie ?). Je m’apprête à me replonger dans une lecture, quand Charles me dit qu’il est prêt à sortir. Il m’a appris, la veille, à faire une capture d’écran de mon autorisation de sortie. J’ai la flemme de faire cette manœuvre inédite, je préfère m’envoyer par mail le document.

On longe le square qui donne sur le Père-Lachaise. J’aime ce parcours, qui oblige à faire effort pour marcher (il faut bien que j’accélère mon régime), et qui nous fait découvrir des coins du onzième arrondissement plus insolites que ceux qu’on arpente d’ordinaire. Derrière le cimetière, il y a une rue un peu désolée, avec un escalier qui descend vers une avenue. Ces espaces où j’ai projeté ma rêverie, déjà, j’y imprime mon dialogue avec Charles. Ils ont le visage de Mauriac, sur qui il s’interroge car il est en train de lire le Bloc-notes. Etait-il vraiment homosexuel ? Je fourbis mes preuves, ayant l’impression de ressasser une leçon sue par cœur. Cette histoire de la dame qui s’en va en claquant la porte, lors d’une soutenance de thèse où l’on ose évoquer le sujet, je l’ai racontée dans un mes livres. Charles ne s’en souvient pas. Il bouscule mon portrait d’un Mauriac enfermé dans sa classe, avide d’en découdre, à force de frustration, avec les tenants de l’ordre bourgeois. Il refuse de réduire son engagement aux côtés des peuples du Maghreb à un simple réflexe de charité. Il rue dans mes brancards, non sans une application à me séduire qui donne à nos débats un côté trompe-l’œil.

Alors qu’on revient par la rue de Charenton, un garçon assez beau le regarde avec insistance. Je m’efforce de me laisser porter par le courant, sans m’arrêter à ces plans sur la comète que je faisais, ce matin. La petite boîte que j’ai fabriquée pour y contenir ma vie future, voilà qu’elle vole en éclats, à nouveau, pour me rattraper plus tard. Je ne sais plus trop de quoi l’on parle, des gens qui tweetent à tort et à travers, de ce film sur Polanski que j’ai vu, hier soir. De ce film qu’on a vu ensemble, Le Garçon sauvage, où il était question d’un garçon resté dans les jupes de sa mère (une prostituée). A moins que ce ne soit la veille : nous avions suivi le même parcours et nous étions faits, à tour de rôle, des confidences sur nos amours. Il accepte de m’accompagner au Monoprix où je m’achète un peu à manger, ainsi qu’une nouvelle plante pour mon jardin.

A son initiative, j’utilise du vinaigre pour nettoyer le sol de ma chambre. C’est moins dangereux pour les chats. Je remets dans la poubelle de la cour les restes de mon néflier, détruit hier par mes soins. Un voisin les a retirés dans l’intervalle, jugeant que ce n’était pas leur place. J’espère n’être pas vu. J’envoie à ma mère une invitation sur Skype. Elle ne comprend pas comment cela fonctionne. On se parle au téléphone, elle regardait la conférence de presse d’Edouard Philippe. Elle trouve cela très bien, ce que préconise le gouvernement. Il faut arrêter de taper sur Macron systématiquement. Je lui rappelle que le gouvernement en question prétendait opérer une discrimination, entre ceux qui auraient le droit de sortir le 11 mai et les personnes âgées, obligées de demeurer chez elles. Seul le tollé soulevé par cette mesure les a contraints à rétropédaler. Elle conteste cette version des faits, tout en défendant le principe du confinement des seniors. Je m’enferre alors dans une démonstration hurlante (malgré ma voix cassée), en martelant que c’est bien ainsi que ça s’est passé, quel que soit le jugement qu’on peut porter. Elle me reproche d’être comme mon frère, de noircir à plaisir le tableau. Je lui passe Charles, pour qu’il lui confirme ce que je viens de dire. Il est gêné. Il me dira, ensuite, que je m’y prends mal avec elle.

Dans la rue, deux garçons passent, enlacés, me renvoyant à la tristesse d’être seul. Je discute, sur Skype, avec un ami, que son amoureux rejoint sur le canapé. On va dîner. Le vin rouge aidant, j’oublie ma douleur.



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