FICTIONS (9)

Moi qui dîne au restaurant chaque soir, depuis des années, me voici mangeant à la maison, à vingt heures, en regardant les nouvelles du Coronavirus. Dimanche, invraisemblable soirée électorale, où défilent des politiciens qui ne ressemblent plus à rien, qui ne se réjouissent même pas de voir triompher leurs couleurs. Seule Nadine Morano fait le job, en agressant un secrétaire d’Etat coupable de ne pas dire toute la vérité aux Français. Nul journaliste n’a été dépêché en région. La seule envoyée spéciale campe sur les Champs-Elysées, et croit bon de nous redire, toutes les vingt minutes, que les magasins sont fermés et qu’il n’y a personne dans les rues. Elle m’énerve en parlant d’une avenue “définitivement” déserte, ce qui est un anglicisme peu rassurant. Edouard Philippe paraît, tragique, décomposé, butant sur chaque mot. Une béance bizarre vient manger sa barbe. On pressent, derrière tout cela, des lendemains funestes.

Hier soir, longue allocution de Macron, les yeux dans les yeux de la France. Ils sont très bleus, ces yeux, et je ne peux me défendre d’être sensible à son côté jeune premier conventionnel. Je vérifie le nœud de sa cravate, je m’inquiète des plis que fait son manteau, sur les épaules. Il met les silences là où il faut, il répète, avec le ton juste : nous sommes en guerre. Il a l’air de jouer Churchill dans une pièce de théâtre amateur. Est-ce qu’il croit un mot de ce qu’il raconte ? Je me laisse gagner par un frisson d’émotion, quand il déclare suspendre sa réforme des retraites, ou quand il nous exhorte à profiter du confinement pour lire. Ce n’est pas Sarkozy qui aurait eu cette idée. 

Charles et moi regardons la fin d’un film que j’ai entamé la veille. Il s’agit de La Fin d’Hitler, l’une des dernières réalisations de Pabst qui essayait de faire oublier ses compromis sous le IIIeme Reich. Dans un bunker, au cœur de Berlin encerclé par les Américains et les Russes, Hitler éructe ses imprécations auprès d’un état-major tétanisé. C’est plein de clairs-obscurs dans le style années vingt, de perspectives fuyantes et de regards torves. L’acteur qui joue le Führer pourrait faire passer celui-ci pour un modèle de retenue. Il dialogue, échevelé, avec un portrait de Frédéric II. Eva Braun est une gretchen terne, que trouble à peine la proximité du suicide. Seule belle séquence : celle où une femme, au mess des officiers, commence à se déshabiller et improvise une danse lascive. On voit resurgir toute la fascination de Pabst pour l’érotisme né des ruines.

Du même, regardé aussi Don Quichotte. C’est une somptueuse reconstitution des gravures du XVIIeme siècle, mue par une croyance à l’imagerie qui manque cruellement aux faiseurs de films d’aujourd’hui. Les chapeaux sont trop pointus, les robes exagérément carrées. Don Quichotte/Chaliapine chante à tout bout de champ, avec un accent slave qui rend les paroles incompréhensibles. Et pourtant ce monde existe, parce qu’il prend le cliché au pied de la lettre. On n’imagine plus Sancho Pança autrement que sous ces traits-là. C’est peut-être le naturalisme de Pabst (mêlé à un expressionnisme naïf) qui lui permet de réincarner Cervantès, mieux que n’eût pu le faire un metteur en scène plus baroque. A la fin, une idée géniale. Après qu’on a vu brûler tous ces livres coupables d’avoir influencé le “héros”, le feu repart à l’envers, reconstituant la couverture du Quichotte. J’ai été ému, au spectacle de cette fiction survivant aux cendres de la foi du Moyen Age.

1 Commentaire
  • Michelle Herpe
    Posté le 11:12h, 08 avril Répondre

    J’ai lu ce passage avec plaisir.

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