GARÇONS (2)

Ce matin, alors que je quittais le square pour faire une halte chez moi, j’avise un jeune homme, assis sur un banc, plongé dans la lecture d’un livre des éditions du Seuil. En me rapprochant, je déchiffre le titre : il s’agit du dernier bouquin d’Edouard Louis, celui qu’il a consacré à son père. J’ai sur le bout des lèvres une phrase, je ne sais laquelle, mais cette phrase, je ne la dis pas. Je regarde seulement, avec insistance, ce livre qu’il tient entre ses mains. Il me regarde. Je le regarde. Il soutient mon regard. Je me retourne. Il me regarde toujours. Je m’arrête. Il baisse les yeux. J’aurai beau me retourner à plusieurs reprises, il gardera désormais les yeux obstinément fixés sur son livre.

Je m’éloigne, en remâchant ce nouvel échec, en me reprochant d’être resté silencieux, d’avoir recréé, par le regard, ce cercle qui me sépare d’autrui. J’attendais, inconsciemment, qu’il vienne à ma rencontre, qu’il me sourie, qu’il me parle, qu’il prenne cette image dont je lui faisais cadeau (ainsi qu’un chat laisse un oiseau mort, ainsi qu’un enfant dépose un étron). Je m’offrais à lui pieds et poings liés, l’obligeant à faire tout le travail, faisant de lui mon sauveteur, mon Sauveur. Un moment d’une telle intensité que nul, raisonnablement, n’oserait s’y confronter. L’autre est là pour vous assurer de ne pas disparaître. Ces mots, entendus chez ma psy, tant médités depuis, se sont vérifiés à neuf et je suis rentré chez moi, incapable de briser le sortilège.

J’ai pris un thé, j’ai un peu musardé sur internet, me promenant sur les comptes Facebook de danseurs en collant, discutant avec des Arabes qu’excitent mes photos ; me haïssant de retomber dans cette ornière quotidienne, moi qui, cinq minutes plus tôt, aurais pu rencontrer le grand amour. J’ai nourri mon chat. J’ai rebranché mon ordinateur, dont la batterie menaçait de s’épuiser – tout en me disant que j’allais revenir au square, m’asseoir sur le banc à côté du sien, m’enhardir jusqu’à lui adresser la parole. Je craignais, cependant, de trop préméditer ce qui pourrait se passer. Pas de stratégie.

J’ai repris le chemin du square, en mettant ma casquette (ainsi qu’un de ces déguisements qu’adopte Guitry dans Le Roman d’un tricheur, et qui lui permettent, depuis une porte à tambour, de mystifier l’assistance). Plus je me rapprochais du carrefour fatal où s’était déroulé notre échange de regards, plus mes yeux se posaient ailleurs, loin de ce piège où j’allais m’enfermer – et dont je ne saurais, de nouveau, comment m’échapper. Il y avait plein de jeunes gens, assis sur chacun des bancs, qui mangeaient des sandwiches ou consultaient leur téléphone. Cela ressemblait à un travelling latéral, mais dont l’objet ultime (le garçon, là-bas, au fond) devrait rester invisible, pour rendre sa (re)découverte plus surprenante (c’est toute l’astuce de Hitchcock dans Jeune et Innocent, avec l’assassin barbouillé de noir et caché au cœur de l’orchestre). Au bout du chemin, sur le banc de tout à l’heure, il y avait deux garçons qui auraient pu être lui, qui n’étaient pas lui. J’ai continué ma route, libéré.



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