GARÇONS (4)

Il y a trois jours, je raconte à ma psy notre équipée avec ma mère, à Saint-Julien-du-Sault, et ce que j’en fais dans mon journal. Ce glissement de la prison à la maison, du masculin au féminin, du lien fermé au lien ouvert. J’avais bu un peu de champagne, juste avant, au café Saint-Victor, et je lui parlais avec une abondance et un feu inhabituels. Pour la première fois peut-être, je la regardais longuement dans les yeux, je ne sais plus ce qu’elle me répondait mais il y avait dans notre dialogue une profondeur. Je suis sorti de chez elle titubant d’enthousiasme, au moins intérieurement, et j’ai dû faire attention à ne pas me faire écraser, dans la nuit qui tombait sur la rue Monge.

Pour me rendre rue d’Ulm, où j’avais rendez-vous, j’active mon GPS (comme si je ne connaissais pas par cœur les moindres artères du Quartier Latin). A partir de la rue de la Montagne-Sainte- Geneviève, je lâche mon téléphone et je me laisse aller à contempler les garçons qui passent, ou qui discutent en terrasse. Ils vont deux par deux, fantômes d’un amour platonique que je ne connaîtrai jamais – et qui, à vingt ans, me manquait si cruellement. Je n’en ai cure, ce soir. Les idées noires que j’essaie de chasser, ce sont plutôt d’éternelles idées fixes liées à l’organisation de ma vie. Mais tout est submergé par la pensée du lien, au sens absolu, dont j’ai parlé tout à l’heure : celui, peut-être, que permet la littérature, et qui m’enveloppe alors que je longe le Panthéon. Ici, j’ai emboîté le pas à Guillaume Malle, à qui je vouais une passion silencieuse et sacrée. Là, j’ai aperçu, le jour des obsèques d’Eric Rohmer, l’androgyne de mes rêves.

Voici l’entrée du lycée Henri-IV. Je tente de distinguer, au fond de ce portique ténébreux, le décor de mon adolescence. Ce n’est plus qu’un décor. Je passe outre, en empruntant la rue Lhomond, où j’espère encore voir surgir des spectres. Toujours ces Achille et ces Patrocle, qui pourraient me transpercer le cœur. Mais le sublime, décidément, je le cherche ailleurs. Cela remonte bien au delà, dans un territoire que les mots ne peuvent cerner – et qu’ils sont seuls, pourtant, à avoir le droit d’approcher. Il y a aussi de la musique dans ce mouvement : je le conclus un peu pompeusement, par les grosses cymbales de la sérénité.

A mon ami Gilles, qui m’attend devant l’Ecole Normale Supérieure, je résume tous les souvenirs que je croise quand je reviens en ces parages, les visages de beaux garçons qui renaissent à chaque pas. Non, je n’étais pas normalien. Mais il y a eu tellement de pièces jouées ou vues ici, ou d’affiches posées sur ces murs quand je recherchais l’âme sœur sous quelque prétexte scénique. D’ailleurs, c’est bien pour cela, vaguement, que je suis là aujourd’hui. Je vois passer, comme à travers une glace sans tain, des éphèbes qui ne me voient plus, qui ne me bouleversent plus comme jadis.

Un beau blond qui éclate de rire, flanqué de sa copine. Un jeune homme aux cheveux longs, serrés par un bandeau. Je n’ose faire des commentaires à voix trop haute, car nous sommes suivis d’un quinquagénaire qui pourrait être le père d’un de ces garçons (voire du jeune Arthur P. qui m’a invité à le voir jouer, ce soir, et dont je décris à Gilles le CV folklorique : candidat à quinze ans à l’Académie française, normalien quasi maurrassien, adorateur de Matzneff). Ce monsieur nous talonne de si près que lorsque je rebrousse chemin vers les toilettes, il continue à me suivre, croyant gagner la salle de spectacle. Il a d’épaisses lunettes noires à l’ancienne, dans le genre de tel haut commissaire, ou inspecteur général, qui m’impressionnait dans les colloques. Il s’adonne, une fois installé, à la lecture du Monde.

Bernard Faucon est là, chaleureux, timide, terrifié à la perspective que la pièce (lui précisé-je) “dure deux heures et des brouettes”. Je m’inquiète, pour ma part, de me retrouver assis au milieu du public, auprès d’un bonhomme qui a pris place sur le strapontin à côté – et sans accès direct à la sortie. Gilles et moi commentons, mezzo voce, les beautés masculines qui parsèment le parterre ; et singulièrement le blond déjà entrevu. Au vu de la mâchoire qu’il découvre en riant, il vieillira mal. Gilles me parle de ces jeunes gays qui cherchent la défonce sous toutes ses formes (plans cul, drogue), y compris avec des hommes plus âgés. Ce n’est pas cette liberté-là que j’ai cherchée. Ils ont déjà vingt-cinq minutes de retard. On reste jusqu’à l’entrée en scène d’Arthur, et puis on va dîner.

C’est une pièce de Wajdi Mouawad, dont il paraît qu’elle a été portée à l’écran. Cela parle de la guerre, de Sarajevo, d’enfants perdus au milieu des souffrances. Les garçons et les filles poussent des gueulantes outragées, avec la vitesse d’une rafale de mitraillette. Ils se la jouent Actors Studio, ou théâtre de la Colline voici vingt ans, avec des images de journal télévisé qui, soudain, viennent trouer la scène. Ils ont l’air de prendre fort au sérieux la mission militante de leur travail. Je ne vois pas trop ce qu’Arthur (qui n’est pas spécialement de gauche) fait dans tout ça. D’ailleurs, je ne le vois pas du tout. Les scènes se succèdent, les grandes tirades vengeresses bramées face public, sans que son personnage paraisse jamais. Je ris au dedans de moi des acteurs qui bafouillent, des draps censés faire écran et qui s’écartent tant bien que mal, du trou de mémoire ou du fou-rire qui menacent. Ces menus abîmes sont la seule chose qui me renvoie à mes quinze ans, lorsque, sous la barbiche de Topaze, je brocardais le capitalisme, pendant qu’un magnétophone en coulisses diffusait une valse de bastringue choisie par moi.

S’il n’apparaît pas au tableau suivant, décide-t-on, on s’en va. Gilles, sorti du sommeil où l’a plongé la première partie, se tient sur le départ. Je consulte l’heure sur l’écran de mon Iphone. On chuchote. Une jeune femme, assise devant nous, se retourne en faisant des mines de scandale. Le type sur le strapontin à côté a cru bon, de son propre chef, de ranger mon sac sous mon fauteuil : je l’en extrais à mains de loup. Le “tableau suivant” n’en finit pas, livré à la furie de deux Antigones qui exhalent leur légitime haine de la guerre. Dans le noir enfin revenu, je remonte vers la sortie en m’efforçant de ne pas me casser la figure. Du restaurant où l’on s’est replié, j’envoie un texto à Arthur pour l’inviter à nous rejoindre. On n’en pouvait plus de t’attendre. Il nous rejoindra, une heure plus tard, soignant son apparition comme si la pièce continuait : à travers la vitre, on voit surgir un grand jeune homme, de dos, embrassant une jeune fille. Cette manière de se donner en spectacle m’amuse plus que tout le reste.

Son maquillage lui sied parfaitement. Il donne à son visage une douceur qui contraste avec la dureté de ses propos, de ses considérations sur les femmes ; avec ce personnage de Hussard tranchant qu’il s’applique à incarner. Il aime à répéter les remarques que les uns font sur les autres, fussent-elles désobligeantes. Je le mets en garde contre ce péché mignon : je me mets en scène, à mon tour, en Vautrin nostalgique de Rastignac. On dirait qu’il ne m’en veut pas de m’être échappé aussi lâchement de cette représentation interminable ; pourtant conçue (je m’en doutais) par ”[sa] copine”. Il a podcasté une émission de France Culture où je parle de Guitry. Juste avant de rejoindre les autres pour faire la fête, il m’annonce qu’il va bientôt jouer le rôle de Sacha dans Faisons un rêve. Si quelqu’un me disait : “Tu étrangleras un jour un facteur sur la route du Vésinet”, je dirais : “C’est possible”. (…) Mais si on me disait : “Tu seras marié un jour”, je répondrais : “Non, mon général.” A condition, bien entendu, que ce soit un général qui m’ait dit ça. On se récite en chœur cette réplique de la pièce, à la sauvette, sur le trottoir.



Pas de commentaire

Poster un commentaire