GARÇONS (5)

Hier soir, après une séance de mixage, je cherche un sushi où je pourrais dîner avec Baudouin dans les alentours de Belleville. Pas question d’aller dans l’un de ces Chinois à plats en sauce, et nouilles sautées, qui m’offrent pourtant leur terrasse en ce temps déjà printanier. On m’a signalé un Japonais plus en accord avec mon régime, à l’angle de la rue Julien-Lacroix. Des tables sont disposées dehors. J’entre en demandant à la serveuse, d’un ton dégagé, si je peux m’y installer. Non, ils ne servent pas dehors. Je m’éclipse illico, comme pour bien leur faire sentir leur indignité, et je remonte rageusement la rue de Belleville en cherchant une terrasse qui ne soit pas surpeuplée (à ce stade, je serais même prêt à m’attabler à n’importe quelle brasserie). Je parle tout seul, maudissant ces mastroquets butés qui préfèrent perdre un client à changer leurs habitudes.

Baudouin m’attend au sushi en question, où je lui avais donné rendez-vous. Je l’appelle, essoufflé, et je l’invite à entrer dans ce restaurant en leur demandant de dîner en terrasse. On verra bien s’ils osent refouler un client une deuxième fois. Il me rappelle une minute après. Non, ils n’ouvriront leur terrasse qu’en avril. Je poursuis mes fulminations, tout en refusant de redescendre vers Belleville après cette montée au calvaire. J’ai soif de catastrophe. Je passe en revue, dans un brouillard tragique, toutes ces terrasses noires de monde, tous ces sushi introuvables. Il serait plus simple d’en identifier un sur mon GPS. Je me vautre dans cette quête éperdue, en passant devant l’église du Jourdain où l’on est censés se retrouver.

De loin, j’aperçois un restaurant indien où j’ai souvent dîné, naguère. Aucune table n’est occupée. Je me précipite vers cette terre promise, manquant de bousculer les passants, comme si la terrasse risquait de se remplir en une seconde. Je commande, fébrilement, un pichet de vin rouge. Back to basics. C’est sur ces mots que j’accueille Baudouin, qui survient à vélo et subit, sans passion, mon couplet sur ces restaurateurs prêts à perdre de l’argent, plutôt qu’à satisfaire le client. Hélas, ce phénomène n’est pas uniquement parisien. Il en convient. Cela l’excite davantage de faire la chronique, comme à chacun de nos dîners, de l’hystérie misandre qui déferle sur les campus et s’épanche dans les média. A Paris 3, les hommes sont devenus indésirables en certaines assemblées générales. Les meutes se déchaînent, assoiffées de sang. C’est du moins le tableau enflammé auquel il se livre, nostalgique (bien que royaliste) des horreurs de la Révolution.

Il fait du théâtre dans un cours à l’ancienne, où une jeune fille, raconte-t-il, n’arrive pas à incarner une scène d’amour – parce qu’elle se réserve à la ville pour son futur mari. Il s’amuse de ces contrastes. Il cache bien son jeu (traditionaliste) en écartant des auditions qu’il prépare les pièces de Montherlant, auteur qu’il adore. On lui a fait comprendre qu’il se grillerait en présentant cela au Conservatoire. A je ne sais quel autre concours (la classe libre du cours Florent ?), il s’est fait passer pour un Arabe, en trafiquant sa carte d’identité. Il me récite un poème qu’il leur a servi pour l’occasion, et où il se travestit en keum des cités, désespérant de vivre son homosexualité. Ce sont des vers de mirliton. Il ignorait cette expression.

Il me touche par son mélange de cynisme et de candeur, affectant de se plier aux diktats de l’époque, et s’exaltant, l’instant d’après, pour telle tirade de Fils de personne où fleurit la rhétorique de son écrivain-fétiche. On va à pied au théâtre, un théâtre perdu au fin fond du XIXeme et où une de ses camarades monte du Labiche. Il paraît qu’ils vont reprendre ce spectacle au Lucernaire, lieu qu’il croit prestigieux. J’ai trop bu. On s’égare, malgré le GPS, dans les boulevards de ceinture. La pièce va bientôt commencer. Il y a là des parents (?), et, au premier rang, un garçon qui suit les déambulations des acteurs, avec une petite caméra. La copine de Baudouin se donne des airs de grande bourgeoise, et s’essaie même au bel canto, lors de couplets que je soupçonne d’être apocryphes. Il s’agit de L’Affaire de la rue de Lourcine. Mistingue et Lenglumé, deux vieux noceurs persuadés d’avoir assassiné une femme au cours d’une nuit de beuverie, sont joués par deux jeunes gens aux joues roses, pas du tout dans le rythme (l’un d’eux, me souffle Baudouin, est le petit ami de la metteuse en scène). C’est plein de mimiques appuyées, de sous-entendus salaces, de clins d’œil au public qui ralentissent la pièce, et suspendent le rire. Un gigantesque portrait de chat, trônant au milieu du décor, vient spoiler le chatricide qui devrait rester pour nous une surprise. Mon regard se promène sur ces projecteurs, ces banquettes, et remonte vers ces petits théâtres où je jouais, à leur âge.

Baudouin n’a presque pas ri. Il insiste pour qu’on attende les acteurs, dans un bar non loin de là. C’est dans une rue déserte. Si je veux rentrer à pied, m’indique le GPS, il y en a pour quarante-neuf minutes. Je peux aussi commander un Uber, mais je n’ai presque plus de batterie, et le câble que je tends au patron du bar, pour recharger mon Iphone, n’est pas le bon. Plus que dix-sept minutes d’autonomie. Je poursuis, auprès d’un Baudouin embarrassé, ma critique de ce spectacle qui n’en demande pas tant. A la Comédie-française, de telles pièces se jouaient en lever de rideau. A quoi bon les étirer, rajouter ainsi des effets, alors que toute l’efficacité du théâtre de Labiche tient dans sa rapidité ? Ces jeunes théâtreux ne cherchent qu’à se faire plaisir, là où il importerait surtout de faire plaisir au spectateur. Faire rire une salle, c’est la plus grande récompense du comédien. J’assène cela à mon auditeur avec emphase, en songeant à mes débuts en 1978, dans Célimare le bien-aimé.

Il me parle d’une scène du Sexe faible, qu’il travaille sur mes conseils : celle où le beau Philippe est prêt à se louer à une riche matrone, pour se renflouer. Il craint que le beau rôle, en l’occurrence, ne soit plutôt celui du maître d’hôtel qui cornaque le gigolo (le rôle de Victor Boucher, me retiens-je de lui rappeler). Il a été voir sur l’INA, et n’y a trouvé nulle captation de la pièce d’Edouard Bourdet. Mais si, il y a la version avec Robert Hirsch, et celle avec Lise Delamare. On en trouve aussi, sur YouTube, des représentations d’amateurs. Il faut qu’il lise La Fleur des pois, satire du snobisme homosexuel dans le Paris mondain des années trente. Je lui explique le sens de ce titre. Il me demande si Anouilh était de droite. 

Mon Uber survient, nous nous séparons, au grand dam de Baudouin qui eût aimé me présenter sa copine. A l’instant de me coucher, je reçois de lui un texto, me disant que j’ai bien fait de ne pas attendre. Ils étaient tous restés au théâtre, à décharger les back up. 



1 Commentaire
  • Tanguy Piole
    Posté le 22:58h, 10 novembre Répondre

    Belle fiction que t’inspire la réalité d’un être cher à nos deux cœurs, merci

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