JALOUSIES (2)

Ma mère m’a laissé hier un message, à la fois affectueux et culpabilisant. C’est ta maman. Tu pourrais m’appeler. Je le fais une ou deux heures après. Elle me répond, comme toujours, d’une voix traînante, un peu accablée. Elle semble s’extraire à grand peine d’une gangue de dépression (mon grand fond malampia, dirait la séquestrée de Poitiers). Le seul événement qui l’inspire, c’est ce qu’elle a vu à la télé. Une émission sur le génocide arménien, ou l’éradication d’une minorité aux Etats-Unis.
J’écoute cela sans l’entendre. A vrai dire, je ne souhaite lui parler, pour alimenter la chronique du jour, que de mon ex- compagnon Cyril qui a décidé d’acheter une maison à Beaucaire. Je le lui représente s’enterrant dans ce trou de province, renonçant à la carrière brillante qu’il eût pu faire à Paris. Elle n’abonde pas dans mon sens, car pour elle c’est très chic d’habiter une aussi belle région. Je finis par avoir raison de ses arguments, à force de lui démontrer que Cyril, le soir en hiver, s’ennuiera auprès de son Allemand austère. Si au moins il faisait de la peinture abstraite, ou de paysage. Mais du portrait mondain. Je fais feu de tout bois, reprenant, mot pour mot, la rhétorique que je viens d’infliger au porteur de cette nouvelle.

Ma mère reconnaît, de toute façon, qu’il n’est pas très avisé dans ses choix. Elle me dit que demain, mon frère viendra lui apporter des courses. Je l’invite à faire attention à ne pas attraper le virus, à rester à distance, etc. Elle aimerait poursuivre cette conversation, mais je l’écourte, pressé d’exorciser mon énervement. Un collègue m’a laissé un message, car il souhaiterait m’entretenir de deux sujets. Dans la discussion, il s’avère que le premier sujet (mutualiser nos cours à la fac, pour lutter contre les ravages du politiquement correct) n’est que prétexte à aborder le second (obtenir le 06 de mon éditeur, qu’il veut relancer à propos d’un manuscrit en souffrance). Je me sers enfin un peu de vin rouge, et vais regarder le Facebook de Cyril, de son mec. L’ami de tout à l’heure m’a promis de m’envoyer des photos de sa future maison à Beaucaire.
Voici une photo que je ne connaissais pas, prise dans quelque salon d’art contemporain. Cyril y pose auprès de Julian, il est élégant, amoureux. J’essaie de déchiffrer dans cette image le lien invisible qui les unit. Cela continue de me hanter pendant le repas, où je raconte à Charles, en fourbissant mes effets, l’histoire de la maison. Un lien non dénoué, qui m’encombre, que je n’arrive pas à déplacer.

1 Commentaire
  • Charles
    Posté le 06:08h, 10 juillet Répondre

    😻😻😻😻😻

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