MEMOIRES (5)

Mort de Michel Piccoli, à quatre-vingt-quatorze ans. Je l’apprends par un texto attristé d’un cinéphile groupie de stars vieillissantes. Il m’annonce cela comme si c’était un deuil personnel. C’est tout juste s’il n’écrit pas Michel. Chacun, sur Facebook, fait son communiqué, dans le ton et dans le style que (croit-il) l’on attend de lui. Un vieil érudit, amateur d’ouvrages incunables et d’éditions rares, se livre à un hommage ému à cet acteur, l’un des tous (sic) meilleurs du cinématographe. Un jeune cinéphage, qui aime à passer pour le Serge Daney de la place de village, commente longuement une séquence d’un film de Bellocchio, où Piccoli se jetait dans le vide. Evoquant le partenaire qui se confrontait à lui, il écrit s’affronte à, ce qui est bizarre. Ce sont autant d’agences de presse qui laissent tomber leur oracle, recueillant, pour leur effort, une douzaine de likes avec larme à l’œil. 

Gilles Jacob, qui a transmis à l’AFP la nouvelle du décès du comédien, donne une interview où fusent les formules, les anecdotes, les hyperboles. Il faut que ça brille, fût-ce par delà la mort. Serge Toubiana égrène les noms des grands réalisateurs avec qui a tourné Piccoli. Je suis frappé par l’abondance des nécrologies improvisées, en un temps où le mâle blanc hétérosexuel (qu’il incarnait mieux que quiconque) n’a plus bonne presse. Ô France paradoxale, où l’on ne cesse de pleurer, et de remettre sur leur piédestal, les idoles passées de mode. Je m’énerve que les journalistes fassent commencer la carrière du disparu dans les années soixante. L’un d’eux prétend qu’il fut découvert dans Le Mépris.

Je reçois un message d’un collaborateur de Jean-Marc Morandini, qui me propose d’aller parler de Piccoli le lendemain matin, sur le plateau de CNEWS. Cela m’arrive régulièrement, depuis que j’ai commenté la mort de Rohmer sur France 24. Jeanne Moreau, Danielle Darrieux… J’ai déclaré forfait le jour du décès d’Anna Karina. J’en ai assez de me traîner vers un building lointain, où s’affairent des équipes survoltées, pour dire trois mots et m’en retourner chez moi. Ma soif de gloire médiatique est moins forte que ma flemme. Il faudrait préparer a minima, consulter Wikipedia, trouver des choses intelligentes à dire sur ce comédien que j’admire mais qui me touche peu. Je me dépêche d’envoyer un texto au journaliste, pour décliner. Je ne voudrais pas être tenté de changer d’avis.

Piccoli, c’est une certaine image de mon père, ou plutôt de la masculinité telle qu’elle avait cours dans mon enfance. Je n’en vois de meilleur résumé que lui, le chef couvert, la chemise ouverte sur un torse velu, affalé contre la baignoire où Bardot lit un livre sur Fritz Lang (cette photo figurait dans une réédition, lue à quinze ans, du livre en question). Il y avait dans tout cela quelque chose de pas dupe, la dignité d’une statue blasée, un ressort de virilité qui tournait à vide. Il aimait en exhiber les signes extérieurs, y compris la calvitie, comme les marques d’un prestige en train de s’éteindre. C’était l’homme de quarante ans, fatigué de jouer son rôle, et ne portant plus nulle utopie. Quelqu’un de trop vrai pour éveiller mes fantasmes.

Je m’intéresse davantage à celui qu’il fut avant : avant cette sclérose de la quarantaine, avant cette croûte épaisse de temps qui le rendait impénétrable (disant cela, je projette sur lui le spectre de mon père, recherché à travers ses photos de jeunesse, à rebours du masque triste qu’il m’offrait). Je vais le chercher dans Nathalie, un film de Christian-Jaque réalisé à la veille de la Nouvelle Vague, et que j’ai découvert récemment. Il y joue un jeune inspecteur de police, à l’imperméable trop grand pour lui, intimidé face à la star qu’était Martine Carol. On l’y voit romantique, sensible, et même un peu féminin (tout le contraire du notable bourru qu’il devait camper par la suite, se raidissant contre ses failles et tempêtant contre l’abîme). J’ai hésité à poster sur Facebook une photo de ce film, c’aurait été ma manière de le ressusciter dans un autre espace-temps, plus conforme à mes songes que sa figure trop reconnaissable.

J’ai fait pire. J’ai été déterrer, dans les archives de l’INA, une “dramatique” réalisée en 1968 (et que, par le plus grand des hasards, j’avais entrevue le dimanche précédant sa mort). Il s’agit de La Femme nue, d’Henry Bataille, dont on ne nous donne en fait qu’un extrait. Cela met en scène un rapin, comme l’on disait en 1900, qui s’apprête à faire un riche mariage et rend visite à son ancienne maîtresse éplorée. Piccoli se croit obligé de jouer cela comme il suppose qu’on jouait à la Belle Epoque : avec de grands gestes emphatiques, des violons dans la voix. Il caricature un fantôme, il tire sur une ambulance. Sans doute, là encore, pour n’avoir pas l’air dupe. Face à lui, qui se fourvoie (il est probable que c’est de son propre chef), sa partenaire tente désespérément d’exprimer une émotion. Je n’ai pas eu la cruauté, sur le réseau social, de décrire ce désastre. Je me suis contenté de poster une capture d’écran, où la moustache en pointe, les yeux chavirés, il étreint “théâtralement” Martine Sarcey. Comme si, à travers cette mise à mort du Père, je guettais sa renaissance.

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