RÉSEAUX (3)

Ces jours-ci, en moyenne, beaucoup plus de demandes d’amitié sur Facebook que je n’en avais par le passé. Je vois surgir de nulle part des Etienne Picard ou des Maïté Crozon-Bowles, dont j’ai souvent la flemme de vérifier qui ils sont. Ah si, celle-ci est plasticienne et poste des photos de ses vernissages, où semble régner une humeur joyeuse. Une vidéo la montre embrassant à pleine bouche un invité. On dirait un fake, mais non, et puis peut- être que si. Je me méfie de ces comptes bidon, que signale volontiers un nom composé et improbable. On y voit des photos savamment retouchées (parfois ornées de petites moustaches et d’oreilles de lapin), où une jeune femme blonde, les épaules dénudées, savoure quelque apéritif sur une terrasse, au soleil couchant. Elle est fréquemment accompagnée de ses enfants, qui sourient pour exprimer leur bonheur. Il y a des paysages de rêve, des bords de mer exotiques.

Ce qui est le plus fascinant, ce sont les commentaires. – Trop mignon, ton petit bout d’chou. – Je l’adore. Merci Audrey. – Comment fais-tu pour garder la ligne ? – Ca, c’est mon secret. – Waou, les vacances d’enfer ! – Tu l’aimes, mon petit cottage ? Etc. Il y a aussi, en gros caractères, les citations d’Albert Camus, ou les liens vers un reportage sur la maltraitance animale. Les posts à bons sentiments fleurissent, louant le choix de cette profonde pensée, tout en faisant, au passage, un gros bisou à ma cousine chérie. C’est un catalogue, à la Flaubert, des formules toutes faites dans l’air du temps, et des fautes d’orthographe autorisées. Cela semble conçu par un logiciel, ou un algorithme, tant chacune des cases est bien cochée.

Je m’abîme dans cette lecture. Non sans un trouble, par moments, à m’apercevoir qu’un compte que je croyais factice est celui d’une personne réelle. Quelle différence ? Bien sûr, des arnaqueurs se dévoilent. Une nana que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam me demande comment je vais, ce matin. Un type me propose d’acheter pour lui des pièces rares, lors d’une vente en ligne. Il me les rachètera par la suite. Je les renvoie dans les cordes, avec des mots blessants qui paraissent n’éveiller en eux nulle émotion. De même, ces gens qui sollicitent mon amitié sans plus, sans rien ajouter. J’essaie d’ébaucher un dialogue, en leur envoyant à tous la même phrase (car moi non plus, je n’ai pas de temps à perdre). Bienvenue ! Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre amitié ? La plupart d’entre eux me répondent : les hasards de Facebook, ou des amis communs. Ils aiment le cinéma, ils ont cru comprendre que je travaillais dans la culture. Dans le meilleur des cas, ils me parlent de ma biographie de Rohmer, un auteur qu’ils affectionnent.

Beaucoup ne répondent pas. Je les relance, à coups de points d’interrogation qui se perdent dans le vide. De temps en temps, j’arrive à créer le contact : par exemple, avec un garçon qui a vu mon film C’est l’homme. Je l’entraîne dans des plans sur la comète, en imaginant des happenings à base de bondage. Mais il se lasse de commenter mes photos. Cela vaut peut-être mieux, car son profil abonde en visions sataniques, et en fantasmes de messe noire qui font craindre le pire. Un autre mord à l’hameçon. Un jeune peintre, qui barbouille des portraits psychédéliques à la Basquiat. Il aimerait m’avoir comme modèle. Je l’embrigade dans mon univers, et lui propose des formules christiques où mon masochisme pourrait s’épanouir. Il joue le jeu, dans les commencements, répondant à chaque image que je lui envoie par des gloses psychanalytico-philosophiques inspirées. Je m’étonne, au téléphone, de le trouver moins disert. Il m’a l’air un peu fragile, et m’avoue qu’il est sous traitement médicamenteux. Le côté érotique de mes propositions le met mal à l’aise. Il campe décidément sur le terrain de la sublimation exaltée. Peu à peu, nos échanges sur messenger se raréfient.

Aujourd’hui, je suis en conversation avec un type qui m’a parlé de ses bandes dessinées porno. Je lui ai envoyé, pour le faire réagir, une photo de moi dans La Tour de Nesle : ligoté au fond d’une geôle, à la merci d’une mystérieuse créature qui tient une torche dans les ténèbres. Ne comptais-tu pas revoir quelqu’un avant de mourir ? Tel est le sous-titre qui orne cette capture d’écran. J’y ai rajouté un commentaire d’actualité, présentant la scène comme ma version personnelle du confinement. Il m’a demandé ce qu’elle racontait. Devinez. Il m’a fait une jolie réponse, sur cet homme aux collants jaunes que reviendrait visiter son amour perdu. Comment diable a-t-il pu déchiffrer cela ? Il y a là un fil à tirer, dans le labyrinthe.




1 Commentaire
  • Eliane
    Posté le 09:16h, 08 juillet Répondre

    J’adore. Bisous 😚

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